Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/144

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Et je résolus ardemment d’être quelqu’un : Quand même !

Quelques jours après mon engagement à la Comédie-Française, ma tante donna un grand dîner. Il y avait le duc de Morny, Camille Doucet, et le ministre des Beaux-Arts M. de Walewski, Rossini, ma mère, Mlle de Brabender et moi. Le soir, il vint beaucoup de monde.

Ma mère m’avait très élégamment habillée. J’étais pour la première fois en grand décolleté. Mon Dieu, que j’étais gênée ! Cependant, chacun s’empressait autour de moi. Rossini me demanda de dire des vers. Je m’y prêtai de bonne grâce, heureuse et fière d’être un petit quelqu’un. — Et je déclamai L’Âme du purgatoire de Casimir Delavigne.

« Il faut dire cela sur de la musique », s’exclama Rossini quand j’eus fini. Tout le monde applaudit à cette idée. Et Walewski dit à Rossini : « Mademoiselle va recommencer, et vous allez improviser, mon cher maître. »

Ce fut du délire. Je recommençai. Et Rossini improvisa une harmonie délicieuse qui me remplit d’émotion. Mes larmes coulaient sans que j’en eusse conscience, et ma mère m’embrassa en disant : « C’est la première fois que tu m’émeus réellement ! »

Maman adorait la musique. Et ce qui l’avait émue, c’était l’improvisation de Rossini.

Il y avait là le comte de Kératry, jeune et élégant hussard, qui me fit grands compliments et m’invita à venir dire des vers chez sa mère. Ma tante chanta une romance à la mode et eut un grand succès. Elle était charmante, coquette, et un peu jalouse de ce rien du tout de nièce qui dérobait un instant l’attention de ses adorateurs.