Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/173

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qui est là, je vous raconterai cela tout à l’heure. »

Caroline travaillait parfois chez Mme Guérard comme couturière en journée, Elle m’avait offert ses services comme femme de chambre. Elle était avenante, un peu hardie ; elle accepta de suite ma proposition. Mais, comme il ne fallait pas éveiller les soupçons du concierge, il fut convenu que je prendrais ses robes dans ma malle et qu’elle porterait son linge dans un sac que « mon petit’dame » allait lui prêter, car ma pauvre chère Guérard avait cédé ; et, domptée, elle m’aidait dans mes préparatifs. Oh ! ils ne furent pas longs.

Mais je ne savais par quel chemin aller en Espagne. « Il faut prendre par Bordeaux, dit Mme Guérard. — Oh ! non, dit Caroline : j’ai mon beau-frère, capitaine au long cours, qui va fréquemment en Espagne par Marseille. »

J’avais neuf cents francs d’économies. Mme Guérard m’en prêta six cents ; et je me sentis prête à conquérir l’univers. C’était fou ! Mais rien au monde ne m’aurait fait renoncer à mon projet. Et puis, il me semblait qu’il y avait très longtemps que je voulais voir l’Espagne. Je me mis dans la tête que mon destin le voulait ainsi, qu’il fallait obéir à mon étoile. Et mille pensées plus absurdes les unes que les autres m’affermirent dans mon idée : Je devais faire ainsi.

Je redescendis chez maman. La porte était restée entr’ouverte. Aidée de Caroline, je transportai ma malle vide chez « mon petit’dame », et Caroline vida mes armoires, mes tiroirs et fit ma malle. Oh ! je n’oublierai jamais ce moment délicieux ! Il me semblait que le monde allait m’appartenir : j’allais partir seule avec une femme à mon service. J’allais voyager seule sans