Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/239

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des billets, c’était des bêtes sauvages traquées par la peur, talonnées par le désir de fuir.

Ces brutes ne voyaient rien, que le petit guichet où se prenaient les billets, que la porte qui conduisait au train, que le train qui assurait la fuite.

La présence du jeune curé nous fut d’un grand secours. Son caractère religieux retenait parfois la bourrade.

Tous les miens, installés dans leur compartiment réservé, m’envoyaient des baisers, quand le train s’ébranla. J’eus un frisson de terreur à me sentir tout à coup si seule. C’était la première fois que je quittais ce petit être qui m’était plus cher que tout au monde.

Deux bras m’entourèrent tendrement ; et une voix murmura : « Ma petite Sarah, pourquoi n’êtes-vous pas partie ? Vous, si faible de santé, pourrez-vous supporter la solitude sans ce cher petit ? » C’était Mme Guérard qui, arrivée trop tard pour embrasser l’enfant, restait là pour consoler la mère.

Je me laissai aller à mon désespoir. Je regrettais maintenant de l’avoir émigré. Et cependant, si on arrivait à se battre dans Paris ?... Pas un instant l’idée ne me vint que j’aurais pu partir avec lui. Je me croyais utile dans Paris. Utile à quoi ? Cette croyance était stupide, mais elle était mienne. Je pensais que tous les êtres valides — et, malgré ma faiblesse, je me sentais valide, non sans raison, je l’ai prouvé depuis — devaient rester dans Paris. Et j’étais restée sans savoir ce que j’y ferais.

Je vécus quelques jours très stupéfiée par ce manque de vie autour de moi, par ce manque d’amour.