Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/261

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s’inquiéter de la mauvaise odeur à l’ouverture du bocal. » Courageux et résignés, nous reprîmes notre besogne, le cœur soulevé sans cesse par l’abominable exhalaison.

Je sortis le bœuf et le mit dans un grand plat apporté à cet effet. Cinq minutes après, la viande devenait bleue, puis noire, et tellement insoutenable de puanteur, que je résolus de la jeter. Mais Mme Lambquin, plus avisée, plus raisonnable, me dit : « Non ! Oh ! non, ma chère petite, nous ne sommes pas à une époque où nous pouvons jeter la viande, même pourrie. — Remettons-la dans le bocal, et renvoyez-la à la Mairie. »

Je suivis son très sage conseil, et bien m’en prit : car une ambulance privée qui s’était installée boulevard Médicis, ayant éprouvé la même horreur que nous à l’ouverture des bocaux, jeta le contenu dans la rue. Quelques instants après, la foule, ameutée et ne voulant rien entendre, hurlait des injures contre les « aristos », les « calottins », les « espions », qui jetaient à la rue la bonne viande destinée aux malades, et dont les chiens se régalaient quand le peuple crevait de faim... etc., etc.

On eut grand peine à empêcher les misérables fous et folles d’envahir l’ambulance. Et une malheureuse infirmière étant sortie, fut frappée, houspillée et, finalement, laissée à moitié morte de coups. Elle ne voulut pas être transportée dans son ambulance ; et le pharmacien me pria de la prendre. Je la gardai quelques jours dans une loge au second étage et, quand elle fut rétablie, elle demanda à rester infirmière chez moi. J’accédai à son désir et la gardai ensuite comme seconde femme de chambre.