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Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/272

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un verre de vin chaud, sans quoi le malheureux eût été frappé de congestion.

Nous étions seules, en voiture. L’enfant était élevé par sa grand’mère, laquelle, impotente des deux jambes, tricotait des gilets et des bas de laine. C’est, du reste, en allant faire une commande de tricots et de bas pour mes hommes que j’avais connu la mère Tricottin, comme on la nommait, et son petit-fils, Victor Durieux. Je pris, sur sa demande, l’enfant comme petit commissionnaire ; et la pauvre vieille m’en avait une telle reconnaissance, que je n’osais aller la voir pour lui annoncer la mort du petit.

C’est Mme Guérard qui se rendit rue de Vaugirard, où habitait la vieille. Dès qu’elle la vit entrer, elle comprit à son visage attristé qu’un malheur était arrivé. « Bon Dieu, ma pauvre dame, est-ce que la jeune dame maigriotte (c’était moi) est morte ? » Mme Guérard lui apprit alors, aussi doucement que possible, la douloureuse nouvelle. Mais la vieille retira ses lunettes, regarda la visiteuse, essuya ses lunettes, les remit sur son nez, et se mit à bougonner violemment contre son fils, le père du petit mort, qui avait eu cet enfant avec une gueuse ; et qu’elle l’avait bien prévu, que le malheur s’abattrait sur eux... Et elle continua, non à regretter le pauvre petit, mais à injurier son fils, soldat dans l’armée de la Loire.

Malgré le peu de chagrin de cette grand’mère, je vins chez elle après l’enterrement. « Tout est fini. Madame Durieux. Mais j’ai pris une concession de cinq ans pour le pauvre petiot. » Elle se retourna, comiquement furieuse. « C’est-y pas une folie ! Maintenant qu’il est avec le bon Dieu, y n’a plus besoin de rien ! Aurai bien mieux valu m’acheter un lopin de terre, qui