Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/275

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Nous le transportâmes dans la voiture, où le pauvre mourut dans un spasme hémorragique qui couvrit tous les autres blessés d’un abondant flot de sang noir. Le jour venait peu à peu, un jour ouaté et sournois. Les falots s’éteignaient et nous nous distinguions tous les uns les autres. Une centaine de personnes étaient là : petites sœurs de charité, infirmiers militaires et civils, les frères des écoles chrétiennes, d’autres prêtres, et quelques dames qui, comme moi, mettaient toutes leurs forces, tout leur cœur, au service des blessés. Le spectacle était plus lugubre encore à la lueur du jour, car tout ce que la nuit gardait dans ses ombres apparaissait alors sous le jour blafard et tardif de ce matin de janvier.

Il y avait tant de blessés qu’on ne put les transporter tous, et je sanglotais de mon impuissance. Cependant, d’autres voitures arrivaient ; mais il y en avait tant et tant !... Beaucoup d’entre eux, légèrement blessés, étaient morts de froid.

En rentrant à l’ambulance, je trouvai à la porte un de mes amis, officier de marine, qui m’amenait un marin blessé au fort d’Ivry. Il avait reçu une balle sous l’œil droit. Il fut inscrit sous le nom de Désiré Bloas, contremaître, âgé de vingt-sept ans. C’était un magnifique gaillard au regard franc, à la parole brève.

Quand il fut installé dans son lit, le docteur Duchesne fit chercher un barbier pour le raser, ayant eu ses larges et épais favoris fourragés par la balle, qui s’était logée dans la glande salivaire, entraînant avec elle poils et chairs dans la blessure. Le chirurgien dirigea ses pinces dans la plaie pour en extraire les morceaux de chair qui bouchaient l’orifice ; et il fallut ensuite des pinces excessivement fines pour