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Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/304

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contre Mlle Chesneau, essayant de nous réchauffer l’une l’autre, je commençais à m’endormir, voyant passer devant mes yeux les blessés de Châtillon qui mouraient de froid assis contre de petits arbustes. Je ne voulais déjà plus faire un mouvement ; et cet engourdissement me semblait tout à fait délicieux.

Cependant une charrette passa, rentrant à Tergnier. Un des jeunes gens la héla et, le prix étant fait, je me sentis enlevée de terre, portée dans la voiture et emportée dans le roulis cahotant de deux roues déclanchées qui escaladaient les buttes, s’enfonçaient dans les bourbiers, sautaient sur les tas de cailloux ; et le charretier fouettait ses bêtes et les excitait de la voix. Il y avait dans sa façon de conduire un « je m’en fiche ! arrive que pourra », qui était la note du temps.

Je percevais tout cela dans mon demi-sommeil, car je ne dormais pas ; mais je ne voulais répondre à aucune question. Je m’entêtais, avec une certaine jouissance, dans cet anéantissement de mon être.

Cependant un choc brutal indiqua que nous étions arrivés à Tergnier.

La charrette s’était arrêtée devant l’hôtel. Il fallait descendre. Je fis l’endormie, la lourde. Mais, quand même, je dus m’éveiller. Les jeunes gens m’aidèrent à monter jusqu’à ma chambre.

J’avais prié Mlle Chesneau de faire régler la charrette avant le départ de nos braves petits compagnons, qui prirent congé de nous avec beaucoup de peine. Je leur signai à chacun, sur le papier de l’hôtel, un bon pour une photographie. Un seul l’a réclamée, six ans après. Je la lui envoyai.

L’hôtel de Tergnier ne put nous donner qu’une seule