Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/338

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Hugo ne cédait jamais. Et je dois avouer qu’il avait toujours raison.

Lafontaine avait de la foi et du panache, mais une très mauvaise diction pour les vers ; et ses dents perdues, remplacées par un râtelier, donnaient de la lenteur à son débit et un petit clapotis bizarre entre son palais vrai et son faux palais de caoutchouc : cela gênait souvent l’oreille attentive à saisir la beauté du vers.

Quant à ce pauvre Talien, qui jouait don Guritan, il écopait à tout instant. Il avait compris son rôle tout à l’envers, et Victor Hugo le lui expliquait clairement et spirituellement. Mais Talien était un comédien plein de bonne volonté, dur au travail, toujours consciencieux, mais bête comme une oie. Ce qu’il n’avait pas compris de prime abord, il ne le comprenait jamais ; c’était fini pour la vie. Mais, comme il était honnête et loyal, il s’en remettait à l’auteur et s’abandonnait alors, en toute abnégation. Il disait : « Ce n’est pas cela que j’ai compris. Mais je ferai ce que vous m’indiquerez. » Et il répétait mot à mot, geste par geste, les inflexions et les mouvements demandés.

Cela me crispait douloureusement et infligeait un cruel soufflet à la solidarité de mon orgueil artistique.

Je le prenais souvent dans les coins, ce pauvre Talien, et j’essayais, mais en vain, de le pousser à la révolte. Il était grand, les bras trop longs, les yeux las. Le nez, fatigué d’avoir tant poussé, s’affaissait sur la lèvre avec un découragement navrant. Le front était bordé de cheveux drus, et le menton s’enfuyait à la hâte de ce visage mal construit.

Une grande bonté était répandue sur son être, et cette bonté était tout lui. Aussi l’aimait-on infiniment.