Un jour que je me plaignais à Madeleine Brohan, que j’aimais infiniment, l’adorable artiste me prit la tête et, me regardant dans les yeux : « Ma pauvre chérie, tu ne peux rien y faire ; tu es originale sans le vouloir, tu as une effroyable crinière rebelle et frisée par la nature, ta sveltesse est exagérée, tu possèdes dans ton gosier une harpe naturelle : tout cela fait de toi un être à part, ce qui est un crime de lèse-banalité. Voilà pour ton physique. Tu ne peux cacher ta pensée, tu ne peux courber l’échine, tu n’acceptes aucune compromission, tu ne te soumets à aucune hypocrisie : ce qui est un crime de lèse-société. Voilà pour ton moral. Comment veux-tu, dans ces conditions, ne pas éveiller la jalousie, froisser les susceptibilités, exciter les rancunes ? Si tu te désespères de ces attaques, tu es perdue, car tu seras sans forces pour lutter. En ce cas, je te conseille de brosser tes cheveux, de les enduire d’huile, enfin de les rendre aussi plats que ceux du Corse, et encore, non : car lui. Napoléon, les avait si plats que c’en était original ! Tiens, plats comme ceux de Prudhon, tu ne risqueras rien (Prudhon est un artiste du Théâtre-Français). Je te conseille, continua-t-elle, d’engraisser un peu et de te faire quelques trous dans la voix. Alors, tu ne gêneras personne. Mais si tu veux rester toi, ma chérie, prépare-toi à monter sur un petit piédestal construit de calomnies, de potins, d’injustices, d’adulations, de flatteries, de mensonges et de vérités. Seulement, quand tu seras dessus, tiens-toi bien, et cimente-le par ton talent, ton travail et ta bonté. Alors tous les méchants qui, sans le vouloir, ont apporté les premiers matériaux de l’édifice, enverront des coups de pied dedans, pour le démolir. Mais, si tu le veux, ils seront impuissants, et c’est ce que je te souhaite, ma