Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/554

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Il n’était pas encore achevé, il fallait un permis spécial pour le visiter. Mais les voitures s’y aventuraient déjà. Oh ! ce pont de Brooklyn ! c’est fou ! c’est admirable ! grandiose ! enorgueillissant ! Oui, on est fier d’être un être humain quand on pense qu’un cerveau a créé, suspendu dans l’air, à cinquante mètres du sol, cette effroyable machine qui supporte une dizaine de trains bondés de voyageurs, dix ou douze tramways, une centaine de voitures, cabs, charriots, des milliers de piétons ; tout cela évoluant ensemble dans le vacarme de la musique des métaux qui crient, grincent, gémissent, grondent, sous l’énorme poids des gens et des choses.

Le déplacement de l’air occasionné par la tempête de cet effroyable va-et-vient des machines, des tramways, et des charriots qu’on essayait, tout cela me donnait le vertige, me coupait la respiration.

Je fis signe d’arrêter la voiture et je fermai mes paupières. J’eus alors l’étrange et indéfinissable sensation du chaos universel.

Je rouvris les yeux, le cerveau un peu apaisé, et je vis New-York étendue le long du fleuve, mettant sa parure de nuit aussi étincelante sous sa robe aux mille feux que le firmament sous sa tunique d’étoiles.

Je rentrai à l’hôtel réconciliée avec ce grand peuple. Je m’endormis lassée de corps, mais reposée d’esprit.

Je fis des rêves délicieux qui me laissèrent en belle humeur le lendemain, car j’adore rêver. Et les jours pénibles et chagrinants pour moi sont ceux qui succèdent à des nuits sans rêves. Mon grand désespoir est de ne pouvoir les choisir.

Que de fois j’ai fait l’impossible pour continuer la journée heureuse dans le sommeil ! Que de fois j’ai fait