Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/553

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Elles excitaient le « tribunal du chiffon ». Elles se lamentaient, s’extasiaient, demandaient « justice «  contre l’invasion étrangère. Et la vilaine bande opinait de la tête et crachait par terre pour affirmer son indépendance.

Tout d’un coup, la terrapine s’élance sur un des inquisiteurs : « Oh ! que c’est beau !… Montrez ! Montrez ! » Et elle s’accrochait à une robe de La Dame aux Camélias, toute brodée de perles. « Cette robe vaut au moins dix mille dollars ! » s’écria-t-elle. Et, s’approchant de moi : « Combien avez-vous payé cette robe, Madame ? »

Je grinçais des dents et ne voulais pas répondre, car, en ce moment, j’aurais voulu voir la terrapine au fond d’une des marmites de la cuisine d’Albemarle Hôtel.

Il était cinq heures et demie. Le froid gelait mes pieds. J’étais morte de fatigue et de rage contenue.

On remit au lendemain la suite de l’expertise. La vilaine bande s’offrit à tout remettre dans les malles, mais je m’y opposai. J’envoyai acheter cinq cents mètres de tarlatane bleue, pour recouvrir la montagne de robes, chapeaux, manteaux, souliers, dentelles, linge, bas, fourrures, gants, etc., etc.

On me fit jurer de ne rien enlever (charmante confiance !). Et je plaçai comme gardien mon maître d’hôtel, le mari de Félicie ; il se fit installer un lit sur le théâtre.

Je me sentais si énervée, que je voulus aller prendre l’air loin et longtemps.

Un ami m’offrit de me conduire voir le pont de Brooklyn. « Ce chef-d’œuvre du génie américain vous fera oublier les petites misères de nos paperassiers », me dit-il avec douceur.

Et nous partîmes pour le pont de Brooklyn.