Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/596

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sans yeux, car jamais la lumière n’a pénétré dans cette grotte. Et il paraît que ces poissons primitifs, n’ayant pas besoin de leurs yeux, ont fait des petits poissons sans yeux.

Nous allâmes voir cette grotte. C’était loin, très loin. Nous descendîmes et pénétrâmes avec mille précautions, et à quatre pattes comme des chats. Nous fîmes ainsi un chemin qui me parut interminable. Enfin le guide nous dit : « C’est ici. »

Nous pouvions nous dresser, la grotte était plus élevée. Je ne voyais rien. J’entendis le « crac » d’une allumette, et le guide alluma une petite lanterne. Je distinguai en face de moi, presque à mes pieds, un bassin naturel assez creux. « Vous voyez, dit flegmatiquement le guide, voilà le bassin. Mais dans ce moment-ci, il n’y a ni eau ni poissons ; il faut revenir dans trois mois. »

Jarrett fit une grimace si effroyable, que le fou rire me prit, mais le rire qui touche à la folie : je hoquetais, je pleurais, j’étouffais. Je descendis dans le bassin pour chercher une épave, une petite arête de poisson mort, un petit quelque chose... il n’y avait rien, rien... rien...

Il fallut nous en retourner à quatre pattes. Je fis passer Jarrett devant moi ; et la vue de ce gros dos fourré, grognant, jurant, et marchant sur les mains et les pieds, me donnait une telle joie que je ne regrettai plus rien. Je donnai dix dollars à notre guide pour son inénarrable surprise.

Nous rentrons à l’hôtel et on me dit qu’il y a là un bijoutier qui m’attend depuis deux heures. « Un bijoutier ?... Mais je n’ai aucune intention d’acheter des bijoux, j’en ai trop ! » Mais Jarrett fait un signe de l’œil à Abbey qui se trouve là, et nous entrons.