Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/627

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frère, je transportai mon thé dans le hall qui se trouvait à l’autre bout de la serre.

J’étais morte de fatigue. Et quand mon ami me proposa d’aller visiter ses puits de pétrole, qui se trouvaient à quelques lieues de la ville, je le regardai d’un air effaré et si désespéré, qu’il s’excusa avec une élégante bienveillance.

Il était cinq heures. La nuit était venue. Je voulus retourner à l’hôtel. Mon hôte me demanda la permission de me ramener par les coteaux. La route était plus longue, mais je pourrais ainsi apercevoir Pittsburg à vol d’oiseau, et cela, disait-il, en valait la peine.

Nous remontâmes dans l’américaine attelée de chevaux frais, et j’eus quelques minutes après, la folie du rêve : il était Pluton, dieu des Enfers, et moi, Proserpine ! Et nous traversions notre empire, au trot emporté de nos chevaux ailés ! Partout du feu ! des flammes ! Le ciel sanglant était barré par de longues traînées noires semblables à des voiles de veuves ! La terre était hérissée de longs bras de fer tendus vers le ciel dans une imprécation suprême ! Ces bras jetaient de la fumée ou des flammes, ou des feux d’artifices qui retombaient en pluie d’étoiles ! Et la voiture nous emportait sur les hauteurs. Le froid glaçait nos membres et le feu exaltait nos cerveaux.

C’est alors que mon ami me conta son amour pour les chutes du Niagara. Il en parlait, non pas en amateur, mais en amant. Il aimait y aller seul. Pour moi, il ferait une exception. Il parlait des rapides avec une passion si intense, que je me demandai avec inquiétude si cet homme n’était pas fou. Et le trac me prit, car il conduisait la voiture, rasant la crête des