Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/81

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testamentaire de mon père ; et c’est lui qui gérait à son gré la petite fortune que m’avait laissée mon cher papa. Je ne devais entrer en possession de cette fortune qu’à mon mariage, et ma mère en touchait les revenus pour mon éducation.

Il y avait mon oncle Félix Faure, assis près de la cheminée. Bougon et enfoui dans un fauteuil, M. Meydieu tirait sa montre. C’était un vieil ami de la famille qui m’appelait toujours « ma fil… », ce qui me froissait. Il me tutoyait et me trouvait stupide. Quand je lui offris le café, il me toisa en ricanant : « Alors, c’est pour toi, ma fil…, qu’on dérange tant de braves gens qui ont vraiment autre chose à faire que de s’occuper de l’avenir d’une morveuse… Ah ! si c’était sa sœur, ce serait vite fait, on ne serait pas embarrassé… » Et il passait sa main aux doigts gourds sur les cheveux de ma sœur qui, assise par terre, nattait l’effilé du fauteuil dans lequel il était assis.

Le café pris, les tasses enlevées, ma sœur emmenée, il se fit un petit silence.

Le duc de Morny voulut prendre congé, mais ma mère le retint : « Restez, vous nous donnerez un conseil. » Le duc s’assit près de ma tante, avec laquelle il flirtait un peu.

Maman s’était rapprochée de la fenêtre, son métier de tapisserie devant elle. Son joli profil se dessinait net et pur. Elle semblait étrangère à ce qui allait se passer.

Le hideux notaire s’était levé. Mon oncle m’avait attirée près de lui. Mon parrain Régis semblait faire corps avec M. Meydieu. Ils avaient tous deux la même âme bourgeoise et têtue. Ils aimaient tous deux le whist et le bon vin. Et tous deux me trouvaient maigre à faire pleurer les oies.