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Mon parrain m’avait fait cadeau de douze paires de gants blancs.

Montant le péristyle du Théâtre-Français, je marchai sur la robe d’une dame qui se retourna en m’appelant « petite sotte ». Je me reculai vivement en arrière et rencontrai le ventre énorme d’un vieux monsieur qui me repoussa brutalement.

Une fois installés tous dans la loge de face : moi au premier rang avec maman, Mlle de Brabender derrière moi, je me sentis plus rassurée.

J’étais collée contre la paroi de la loge, et je sentais les genoux pointus de Mlle de Brabender dans le velours de ma chaise, ce qui me donnait confiance. J’appuyais mon dos contre le dossier pour mieux sentir l’étreinte de ses deux genoux.

Quand le rideau se leva, lentement, je crus que j’allais m’évanouir. C’était en effet le rideau de ma vie qui se levait.

Ces colonnes, — on jouait Britannicus — seront mes palais. Ces frises d’air seront mes ciels. Et ces planches devaient fléchir sous mon poids frêle.

Je n’entendis rien de Britannicus. J’étais loin, loin, à Grand-Champs, dans mon dortoir.

Quand le rideau fut tombé : « Eh bien, qu’est-ce que tu dis ? » exclama mon parrain. Je ne répondis pas. D’un tour de main il me tourna la tête. Je pleurais des larmes lourdes, lentes à rouler sur ma joue, de ces larmes sans sanglots, sans espoir d’être jamais taries. Mon parrain haussa les épaules et sortit de la loge en faisant claquer la porte.

Maman, impatientée, lorgnait la salle. Mlle de Brabender me passa son mouchoir ; le mien était tombé, je n’osais le ramasser.