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au large de l’écueil

logés pendant la tourmente électorale. On n’y a laissé que la Croix des sobres, et les bras d’ébène s’estompent dans la fumée bleue du tabac canadien.

Immobile à la table de sapin verni sur laquelle on a éparpillé les listes fatidiques, Jules Hébert a les yeux rivés sur l’écriture gothique d’une lettre. Il leur paraît si absorbé dans sa rêverie, que les électeurs, dont les regards ne se lassent pas d’aller à lui, n’osent le tirer de son silence devant le petit papier mystérieux. Elles devinent, ces âmes frustes, qu’il faut laisser le jeune homme seul, mais leurs voix malgré eux s’enthousiasment déjà de la victoire prochaine. Il vibre, ce groupe de campagnards en verve. Une joie commune électrise la maigreur terreuse de l’un, le sourire narquois de l’autre, les joues couperosées de celui-ci, le visage grillé d’une « jeunesse », la couette solitaire folâtrant sur le crâne poli du voisin, la crinière touffue de celui-là ; un même amour bat dans les artères sous les dos pliés, les mains criblées de gerçures, les muscles d’acier, les vêtements marqués de l’empreinte des sillons. Les gouailleries et les boutades se croisent en une fusillade intarissable.