Page:Bertaut - Les Œuvres poétiques, éd. Chenevière, 1891.djvu/255

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D’arriver à la France, il falloit que ma vie
Me fust loin de tes yeux avant l’âge ravie :
Ne pouvant advenir que ton ardente amour,
Moy vivante et voyant la lumiere du jour,
Te permist d’attacher les desirs de ton ame
D’un lien nuptial aux laqs d’une autre dame.
Et bien qu’en relisant ce dur arrest des cieux
Quelques goutes de pleurs sourdissent en mes yeux,
Si me reconfortay-je, au lieu d’en faire plainte,
Voyant qu’au moins ma vie avoit l’heur d’estre
Esteinte
Pour l’espoir d’un tel bien, et qu’ainsi qu’autrefois
Un grand prince appaisant la deesse des bois,
Sacrifia sa fille aux vœux d’une vengeance,
La Parque m’immoloit aux destins de la France.
Donc, ô rare ornement des grands rois d’icy bas,
Ne va point plus long temps souspirant mon trespas :
Mais pense, en consolant les ennuis qui te rongent,
Que ce dueil excessif où les hommes se plongent,
Pour leurs amis esteints de tout bien se privans,
Ne sert de rien aux morts, et peut nuire aux vivans :
Pouvant bien ta douleur plus long temps poursuivie
T’avancer le trespas, non me rendre la vie.
Car la mobile roüe où se tourne le sort
Des humains non encor abatus par la mort,
Depuis que leur despoüille en la tombe est couchee,
Est de cent cloux d’acier pour jamais attachee,
Et la superbe main du destin rigoureux
Ne peut rien desormais ny contre eux ny pour eux.
Bien m’est-il doux de voir que pour ma vie esteinte
Quelque trait de douleur rende ton ame atteinte :
Car m’oublier si tost me voyant au tombeau,
Ce seroit tesmoigner que l’amoureux flambeau
Qui sembloit ardre en toy, n’estoit rien que feintise,
Ou qu’en un cœur leger sa flamme estoit esprise,
Dont l’un m’affligeroit plus que ma propre mort,
Et tous deux paroistroient te condamner à tort.