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LA MINE D’OR.

— Que ferez-vous donc ? demanda le rémouleur, craignant déjà qu’on ne révoquât ces brillantes promesses.

— Il sera stipulé dans le contrat que si vous quittiez l’Auvergne une seule fois pour venir en Dauphiné, la ferme et tout le reste nous appartiendrait aussitôt. De plus, si nous perdions jamais notre fortune par une indiscrétion de votre part, le ferme nous reviendrait encore, et nous aurions le droit de vous en chasser ; le tabellion trouvera moyen de mettre tout cela dans l’acte sans donner de soupçons.

— Tu es un ange ! s’écria Martin-Simon en courant à sa fille les bras ouverts ; ton plan est admirable… nous sommes sauvés !

Marguerite sourit légèrement et se retourna vers Raboisson, qui réfléchissait, en s’appuyant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et en tortillant son bonnet de laine entre ses doigts.

— Eh bien ! demanda-t-elle, est-ce que ces conditions ne vous conviennent pas ?

— Si, si, répondit avec empressement le gagne-petit ; aussi bien il ne ferait pas bon pour moi dans ce pays, où votre père n’aurait qu’à dire un mot… Allons, voilà une affaire convenue. Quand aurai-jema ferme, mes vaches et tout ?

Marguerite regarda son père comme pour le consulter.

— Il ne sera pas possible de le satisfaire avant un mois ou deux d’ici, dit Martin-Simon ; il faut le temps d’écrire à des gens d’affaires ou d’envoyer quelqu’un sur les lieux pour faire l’acquisition de la première ferme à vendre.

— Deux mois, c’est bien long, dit Raboisson ; et où irai-je jusque-là ?

— Vous ne pouvez rester ici ! s’écria le montagnard d’un ton péremptoire ; vos indiscrétions pendant vos quarts d’heure d’ivresse pourraient donner aux gens du village certaines idées auxquelles ils ne sont que trop enclins…

Eh bien ! vous irez attendre à Briançon que tout soit terminé ; vous aurez quelques écus pour cela.

— Et quand partirai-je pour Briançon ?

— À l’instant même ; je ne me soucie pas que l’on vous voie plus longtemps chez moi.

Marguerite s’approcha de la fenêtre et remarqua que le soleil descendait rapidement derrière les montagnes.

— Mon père, il est tard, dit-elle ; la nuit approche, et le pied de cet homme n’est pas bien sûr.

— Et moi je ne veux pas partir ce soir pour Briançon, dit le vagabond d’un air de défiance en regardant le montagnard ; je n’ai pas oublié vos menaces, bailli, et je ne me soucie pas qu’on me trouve demain matin au fond de quelque précipice où l’on dirait que je suis tombé par accident… Maintenant que je vais être riche, je ne veux pas mourir, moi.

— Qui parle de vous faire du mal ? répliqua Martin-Simon avec impatience ; mais restez si vous voulez jusqu’à demain matin ; vous avez reçu d’autres fois l’hospitalité dans ma maison, vous la recevrez encore cette nuit ; mais demain, au jour, et pas plus tard, vous partirez pour Briançon… Jusque-là, si vous laissiez seulement soupçonner vos prétendues découvertes, tout serait rompu entre nous.

— Allons ! je ne dirai rien ; mais de votre côté marchez droit ou sinon…

— Pas de menace, interrompit la jeune fille, mon père tiendra loyalement sa parole ; monsieur Raboisson, vous n’avez pas le droit de le juger aussi mal que vous le faites.

Le gagne-petit s’assura que Martin-Simon était à l’autre extrémité de la salle et ne pouvait l’entendre.

— Oh ! vous, mademoiselle Margot, dit-il de sa voix rauque, vous êtes une bonne fille, quoiqu’un peu rigide ; quant à lui, c’est un sournois, voyez-vous, et je prendrai mes précautions… Mais écoutez un bon avis ; défiez-vous du maître d’école ; il a quelque projet en tête, c’est sûr. Il rôde autour de moi pour me faire parler, et le prieur du Lautaret aussi, et peut-être en savent-ils déjà l’un et l’autre beaucoup plus que vous ne voudriez.

En même temps il salua gauchement, et sortit pour aller achever le repas commencé à la cuisine, laissant le père et la fille satisfaits de cette petite négociation.

Cependant les dernières paroles de Raboisson avaient vivement frappé Marguerite. Martin-Simon se rapprocha d’elle et lui dit avec tendresse :

— Tu es bénie de Dieu, mon enfant, et je te devrai ma tranquillité, mon bonheur dans l’avenir. Sans toi, sans le sage parti que tu as pris, je ne sais comment je serais venu à bout de ce drôle qui, par une déplorable fatalité, me tenait sous sa dépendance. Grâce à toi, je puis respirer enfin et poursuivre les projets que j’ai conçus.

— Mon père, pensez-vous que la discrétion de cet homme suffise à garantir votre sécurité ? Hélas ! je le crains, ce secret, que nous cherchons à cacher et qui nous échappera, nous suscitera tôt ou tard des persécuteurs bien autrement dangereux que Raboisson.

— Eh bien ! dans ce cas, Marguerite, dit Martin-Simon en soupirant, je tiendrai le serment que j’ai fait à mon père sur son lit de mort, et je me résignerai aux volontés de Dieu.

Le reste de la journée se passa sans événémens remarquables ; seulement Martin-Simon eut avec Michelot une conférence très longue et très secrète à la suite de laquelle le procureur alla seul se promener dans le village, soit pour prendre l’air, soit pour réfléchir en liberté aux communications qui lui avaient été faites par le roi du Pelvoux.

Il était presque nuit lorsqu’il voulut rentrer chez son hôte. Comme il ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de pas de la maison, il se sentit tirer par son manteau. Il se retourna brusquementet vit le vieux Raboisson. Celui-ci se pencha à son oreille et lui demanda d’un ton de mystère :

— Est-ce que vous êtes un homme de loi ?

— Certainement ! dit le procureur, dont le costume noir aunonçait suffisamment la profession.

— Un homme de loi… vrai ?

— Sans doute.

— Eh bien ! reprit l’Auvergnat avec plus de vivacité que n’en comportaient d’ordinaire ses traits ignobles, si vous êtes un vrai homme de loi, vous devez aimer les écus de six livres… en voici un… voulez-vous le gagner ?

Et il élevait à la hauteur des yeux de son interlocuteur l’écu annoncé, qu’il venait de tirer des haillons de sa veste.

Michelot eut envie de jeter l’argent au nez du gagne-petit et de passer outre. Cependant son instinct de vieux procureur et de vieux praticien lui fit deviner dans la démarche de Raboisson quelque chose de sérieux. Il eut donc l’air d’accueillir la proposition avec toute la reconnaissance qu’attendait sans doute l’industriel ambulant.

— Volontiers, mon ami, dit-il en tendant la main, peut-être par habitude.

Raboisson replongea l’écu dans les profondeurs de sa poche crasseuse, et il reprit :

— Vous aurez seulement à griffonner quelques mots sur un morceau de papier que vous garderez en dépôt… Mais il faut que personne ne le sache, et nous ne pouvons rien faire dans cette maison-là.

Et il désignait la demeure de Martin-Simon.

— En ce cas, reprit Michelot, où pourrai-je vous retrouver ? Le gagne-petit réfléchit un moment.

— Vous serait-il possible de venir demain, au lever du jour, à la porte de la Vallée, et d’apporter tout ce qu’il faut pour écrire ?

— Oui ; je pars demain matin pour Grenoble, et je passerai nécessairement par le défilé dont vous parlez.

— Nous nous y trouverons donc, et nous nous entendrons… C’est dit ; l’écu sera pour vous.

En même temps, cet homme singulier disparut dans