Page:Berthet - La Mine d’or, 1868.djvu/26

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

leurs, j’aime à marcher, moi ; je me donne de l’air, et ça me fait du bien. Voyez comme je suis gaillard ! Vous voudriez bien tous me savoir mort et enterré… mais je vivrai cent ans.

— Eh ! que m’importe, ivrogne que vous êtes ! s’écria impétueusement Martin-Simon ; vous vous exagérez beaucoup votre valeur, entendez-vous, parce que vous avez vu une fois dans ma maison ce que nul autre que vous n’y a vu… Mais prenez garde de me pousser à bout. Croyez-vous que si je voulais sérieusement me débarrasser d’un importun et d’un indiscret, je manquerais d’occasions et de gens pour la mettre à profit ? Croyez-vous qu’il soit bien difficile de faire disparaître un vieux vagabond qui court sans cesse le pays et que tout le monde sait adonné au vin comme vous l’êtes ? Si quelque beau matin on ramassait votre corps au fond du précipice de la Grave, irait-on s’informer si l’on vous y a jeté de force ou si vous y êtes tombé par accident ? Qu’importe, mort ou vivant, un vieux fou tel que vous ?

La menace implicite que contenaient ces paroles parut frapper aussi vivement que possible la grossière intelligence du gagne-petit ; mais Marguerite intervint, avec une chaleur qu’on ne pouvait attendre de son caractère calme et posé.

— Rétractez cette parole, mon bon père, dit-elle d’un ton suppliant ; ne laissez pas croire à cet homme qu’au prix même du bonheur de toute votre vie vous pourriez concevoir une coupable pensée ! Mon père, au nom de tout ce que vous avez de plus cher, dites à ce malheureux vieillard qu’il n’a rien à craindre, quels que soient ses torts envers vous !

— Et qu’ai-je besoin de faire une pareille promesse, reprit le bailli brusquement. Martin-Simon a-t-il besoin de crier sur les toits qu’il est honnête homme, incapable d’un crime ? Raboisson, tout brute qu’il est, ne l’ignore pas.

— Je sais, grommela Raboisson, que tous les habitans du pays vous sont dévoués, et que si vous vouliez…

— Laissons cela, interrompit Martin-Simon ; sans doute vous n’avez d’autre but, en vous présentant chez moi malgré ma défense, que de m’extorquer de l’argent, comme vous avez déjà fait tant de fois ; qu’arriverait-il si je refusais de vous en donner ?

— Je dirais la chose, donc ! répondit l’Auvergnat en riant d’un gros rire imbécile.

— Et que diriez-vous ? Une nuit que vous aviez reçu à mon insu l’hospitalité dans ma maison, vous nous avez vus, ma fille et moi, fondre des métaux dans un petit laboratoire creusé dans le roc, sous nos pieds, et dont personne ne soupçonne l’existence. De là, vous avez gratuitement supposé que j’avais découvert dans le voisinage une mine d’or que j’exploitais en secret et qui était l’origine de ma fortune : eh bien ! si vous cherchiez à répandre ce bruit, soit ici, soit ailleurs, croyez-vous qu’on ajouterait foi aux paroles d’un homme aussi obscur, aussi peu estimé que vous ? Et quand même on vous croirait, qu’arriverait-il ? N’a-t-on pas déjà envoyé ici des ingénieurs célèbres et des savans pour examiner le sol, sur le bruit vague qui s’était répandu dans la province que nos montagnes recelaient un filon d’or ? Qu’ont-ils trouvé, ces grands docteurs venus de Paris ? Après avoir exploré tout le pays depuis le Pelvoux jusqu’au Genèvre, ils ont constaté que nous avions quelques veines de cuivre assez pauvres, et ne renfermantpas assez d’or pour former l’anneau d’une fiancée. Allez dire maintenant que le roi du Pelvoux a trouvé une mine d’or d’un prix inestimable, vous serez jeté dans une maison de correction comme un visionnaire, un radoteur, qui veut escroquer de l’argent en inventant des mensonges et des billevesées.

Peut-être Raboisson ne comprit-il pas parfaitement le raisonnement de Martin-Simon ; cependant il saisit assez le sens de cette verte réplique pour entrevoir ce qu’elle avait de juste et de probable.

— Je ne sais pas s’ils me croiront, reprit-il d’un ton bourru, mais je leur dirai : « Allez faire une visite dans les caves de monsieur Martin-Simon, et qui vivra, verra. » Pour ce qui est de l’endroit où se trouve la mine, je ne le connais pas ; mais si l’on voulait s’adresser à la maison Durand, ces riches banquiers de Grenoble qui, de père en fils, vous changent vos lingots pour de l’or monnayé, on apprendrait sûrement quelque chose. Ça vous étonne que je sache cela, mais, voyez-vous, on n’est pas aussi grossier que son habit, et je me suis mis dans la cervelle que je tirerais de cette affaire un bon morceau de pain pour mes vieux jours. Je me doutais que vous alliez à Grenoble chaque fois que vous vous mettiez en voyage. Je vous ai suivi, je vous ai guetté à votre insu… L’affaire est sûre maintenant.

Le montagnard frappa violemmentdu pied contre terre ; mais Marguerite, comme un ange de paix, vint encore se placer entre lui et le gagne-petit.

— Souvenez-vous de votre promesse, dit-elle en posant un doigt sur sa bouche. Puis elle ajouta plus bas : — Il en sait trop, il faut acheter son silence à tout prix. — Martin-Simon se renversa sur son siège d’un air accablé. Les découvertes de Raboisson allaient encore au delà de ses prévisions, et il se voyait, en frémissant de rage, à la merci de ce qu’il y avait de plus vil, de plus méprisable dans la vallée. Marguerite dit enfin à l’Auvergnat qui souriait avec méchanceté en remarquant l’effet de ses dernières paroles :

— Écoutez, monsieur Raboisson, ni mon père ni moi nous ne craignons vos révélations ; nous avons à Grenoble des amis puissans, et nous saurions bien obtenir un arrêt du parlement qui nous mettrait à l’abri de toutes poursuites… Cependant, monsieur Raboisson, en considération de ce que vous êtes vieux, et un peu pour vous récompenser du secret que vous nous garderez, mon père est disposé à vous assurer un sort heureux pour le reste de vos jours.

— Et comment cela ? demanda d’un ton moins rude le vieux vagabond, qui paraissait très flatté de s’entendre appeler monsieur Raboisson par une jeune et jolie fille.

— Voici ce que l’on fera pour vous : on ne vous donnera plus d’argent comme par le passé, car l’expérience nous a appris que vous ne saviez pas le conserver ; mais que diriez-vous d’une ferme à deux vaches, avec des vignes et toutes sortes de dépendances, que vous pourriez cultiver vous-même ou donner à bail, à votre choix ?

— Une ferme, à moi ! s’écria Raboisson, une ferme dont je serais le maître, le vrai maître ?

— Une ferme dont vous seriez le propriétaire par acte authentique, et que vous légueriez en mourant à qui vous voudriez.

— Et je vivrais comme un seigneur de la cour, comme un curé ! s’écria le vieillard émerveillé ; mais où est-elle ma ferme ?

— Vous êtes de l’Auvergne, je crois ?

— De la paroisse de la Grande-Motte, près de Saint-Flour, bien loin d’ici.

— Eh bien ! on vous achètera la propriété dont nous parlons, soit dans la paroisse de la Grande-Motte, soit dans quelque paroisse voisine ; vous passerez ainsi tranquillement vos derniers jours au pays où vous êtes né. Raboisson se leva transporté.

— C’est ça qui est une brave demoiselle ! s’écria-t-il en regardant Marguerite avec enthousiasme ; ce n’est pas comme votre brutal de père, qui n’a que de vilains mots à m’adresser ! À la bonne heure ! Dire que j’aurais une ferme, des vaches et des vignes ! Comme on va me regarder dans le pays, où je n’osais plus rentrer, avec la machine à repasser sur les épaules, aussi pauvre que j’en étais parti il y a quarante-cinq ans !… Je parie bien qu’il y aura encore dans le village quelque belle fille qui voudra de moi pour mari, et des plus huppées encore !

Marguerite laissa le vagabond s’abandonner un moment à ses riantes espérances, puis elle l’interrompit :

— Vous comprenez, monsieur Raboisson, qu’en assurant votre tranquillité nous devons prendre aussi des précautions pour assurer la nôtre ?