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Elie Berthet.

LA MINE D’OR



I

L’HOSPICE DE LAUTARET.


Rien n’égale la majesté et la sublime horreur de cette partie des Alpes françaises qui s’élève entre Grenoble et Briançon, non loin de la frontière du Piémont, dans une contrée presque inabordable. Le curieux et l’artiste qui traversent le Dauphiné se contentent d’ordinaire de visiter la grande chartreuse ou la belle vallée du Graisivaudan, et ils s’éloignent, emportant le souvenir des sites riants de l’une, des imposantes bizarreries de la nature dans les défilés de l’autre ; mais bien peu ont le courage de visiter ces redoutables montagnes qui forment comme une immense barrière de neige au delà de Grenoble. De nos jours encore, le mont Pelvoux, ce géant des montagnes françaises, a été moins exploré par nos compatriotes que les régions les plus abruptes de la Suisse et de la Savoie.

C’est donc un pays presque vierge que celui qui s’étend au nord-ouest de Briançon, et dont les vallées de la Grave et de la Guisanne sont seules connues des touristes. À chaque pas un site nouveau, un tableau pittoresque vient aviver le regard et réveiller l’admiration. Là, c’est un village enseveli dans une gorge affreuse, au fond d’un abîme où pendant six mois de l’année ne pénètre aucun rayon de soleil ; plus loin au contraire les chétives constructions d’un hameau s’élèvent sur un pic aérien que l’on gravit péniblement par un escalier taillé dans le roc, et semblent toucher les nues. De toute part des montagnes superbes, les unes vertes et fleuries jusqu’au sommet, couvertes de troupeaux et de bergers, les autres stériles et désolées, déchirées par les torrens et par la foudre, ou vêtues de sapins séculaires, couronnées de neiges éternelles et de glaciers étincelans, se dressent devant le voyageur comme les dernières limites du monde ; et au centre de tous ces rocs amoncelés, de toutes ces aiguilles menaçantes, au-dessus de ces étages titaniens dont chaque marche a mille mètres, le mont Pelvoux, le roi de toutes ces masses effrayantes, s’élance à quatorze mille piods d’élévation (presque la hauteur du mont Blanc) et paraît vouloir secouer sa cime sur le mont d’Olan et le mont Genèvre, ses rivaux, qui sont éloignés pourtant de plusieurs lieues.

Les voies de communication à travers ces solitudes sont fort dangereuses. Bien que le génie moderne ait fait des prodiges inouïs pour frayer un passage au milieu de ces précipices, de ces avalanches, de ces blocs indestructibles de granit, les routes ne sont pour la plupart que des sentiers où un faux pas, un moment de vertige, une pierre qui glisse sous les pieds, peuvent coûter la vie au voyageur. La route principale, celle de Grenoble à Briançon, par la Grave et le Monestier, n’est donc rien moins que sûre pendant certaines saisons. Quelquefois un torrent grossi par les orages l’inonde et l’efface du sol dans sa course furieuse ; d’autres fois une avalanche l’a traversée et encombrée de glaces et de sapins brisés. Souvent, en hiver, des couches de dix pieds de neige la cachent entièrement, et alors toute communication est interrompue avec les vallées centrales, un silence de mort règne dans ces déserts.

Dans la région périlleuse qui avoisine le mont Pelvoux, la piété de nos pères a érigé un petit hospice, à l’instar de ceux du mont Saint-Bernard et du mont Cenis, où le voyageur, surpris par la tempête, peut trouver des secours et un abri. Cet hospice, qu’on appelle le Lautaret, et qui existe encore aujourd’hui, est bâti dans une vallée affreuse, au pied d’un immense glacier ; il est entouré de pitons escarpés et de précipices. L’édifice, qui paraît avoir été construit dans le seizième siècle, est bas, à toiture très aiguë pour briser les avalanches ; et ses épaisses murailles de pierre sont appuyées sur des contreforts qui s’enfoncent profondément dans le roc. Les fenêtres sont étroites et peu nombreuses, pour ne pas donner accès aux vents violens qui soufflent pendant toute l’année dans cette solitude. Enfin, quoique fort modeste par son apparence et son étendue, l’hospice du Lautaret semble parfaitement approprié à sa destination, celle de défendre l’homme contre les fureurs les plus indomptables des élémens.

D’après ce que nous venons de dire du petit nombre de chemins qui traversent aujourd’hui ce pays sauvage, on se fera aisément une idée de ce que devaient être ces chemins pendant le siècle dernier, puisque l’activité, la patience et les ressources de l’art moderne ont pu à peine vaincre les obstacles et les difficultés sans nombre qui semblaient devoir rendre cette contrée inaccessible. À