cette époque, en effet, ces parages étaient absolument impraticables pendant huit mois de l’année ; et pendant les quatre autres mois, il n’était pas prudent de s’y engager lorsque certains vents soufflaient ou lorsque des pluies abondantes avaient fondu les neiges des cimes supérieures ; aussi l’hospice du Lautaret était-il bien plus fréquenté qu’aujourd’hui. Il était alors desservi par six moines, qui n’avaient que trop souvent l’occasion d’exercer leur dévouement et leur hospitalité. Dès qu’une tempête éclatait dans les montagnes, ils sonnaient la petite cloche de l’hospice, afin que ses tintemens décelassent au voyageur égaré le lieu où il pourrait trouver du secours. Eux-mêmes se mettaient en marche, enveloppés de leurs manteaux bruns, un bâton à la main, pour aller au-devant des malheureux qui avaient été surpris par la tourmente. Des perches placées de distance en distance leur indiquaient le chemin qu’ils devaient suivre pour retourner à l’hospice, et il était rare que ces bons religieux n’arrachassent pas chaque année un grand nombre de personnes à une mort certaine et épouvantable.
Cependant, en 1780, au mois de juillet, époque où le passage est le plus facile et le moins dangereux dans les défilés du Pelvoux, vers la fin d’une journée qui avait été fort chaude, même pour ces régions élevées, l’hospice du Lautaret ne présentait pas cet aspect sinistre et redoutable. La petite vallée dont il est le centre se trouvait entièrement déblayée de neige, et des plantes fleuries se montraient dans les crevasses des rochers de granit micacé qui jonchaient le sol ; quelques arbres fruitiers, que les solitaires avaient plantés dans le modeste jardin de l’hospice, plutôt dans un but d’agrément que d’utilité, car ils n’avaient jamais donné de fruits, s’étaient couverts d’un léger feuillage ; c’était l’été pour le Lautaret. Le soleil venait de se coucher derrière le mont Genèvre, et jetait encore aux cimes des Alpes une belle teinte rose. Excepté quelques nuages blancs à demi transparens, qui restaient immobiles aux flancs du Pelvoux, le ciel était pur et l’air d’une limpidité admirable. Tout restait calme dans la vallée ; le murmure même d’un torrent écûmeux qui tombait d’une roche voisine semblait s’être amorti pour ne pas troubler le silence de ces majestueux déserts. Les seuls bruits que l’on entendît par intervalles étaient les sifflemens d’un troupeau de chamois pâturant sur le bord d’un précipice, ou ceux d’une marmotte en sentinelle qui voyait un aigle menacer du haut des airs la bande joyeuse de ses compagnes.
Malgré cette apparence pacifique, les religieux du Lautaret avaient reconnu, à certains signes, que la soirée ne se passerait pas sans orage, et ces signes, que leur expérience leur avait appris être infaillibles, éveillèrent leur charité ordinaire : la cloche de l’hospice fut mise en branle, comme pour appeler les fidèles à la prière, puis le supérieur et les frères sortirent pour aller au-devant de ceux qui pourraient se trouver surpris par la tempête prochaine. À peine s’étaient-il répandus dans le voisinage, que le mistral, ce vent si redouté dans le midi de la France, se mit à souffler avec une force toujours croissante. Dès les premières bouffées, on eût pu voir, à la douteuse clarté du crépuscule, les vapeurs suspendues aux flancs du Pelvoux se reployer sur elles-mêmes, se déchirer comme une toile immense dont les lambeaux flottaient au hasard, puis s’élever, se condenser, et s’étendre sur tout l’horizon. Le vent gémit d’abord dans les vieilles forêts de sapins, puis hurla tristement dans les gorges, où il s’engouffrait aux extrémités de la vallée ; enfin, une heure après le coucher du soleil, il devint un véritable ouragan et mugit avec une épouvantable violence, déracinant les arbres, soulevant des tourbillons de neige et l’écume des torrens, accompagnant ses détonations du bruit des avalanches et du grondement lointain du tonnerre.
À l’heure dont nous parlons, et quoique la nuit fût déjà close, un seul voyageur était venu chercher asile au Lautaret, et avait pris place devant le feu qui brillait dans la salle commune. C’était un homme du pays, autant qu’on pouvait en juger par son extérieur. Il était entré seul dans l’hospice, où il semblait bien connu ; il avait conduit lui-même son cheval à l’écurie, puis il s’était installé dans la salle commune, en adressant simplement un salut familier au frère qui sonnait la cloche sous le péristyle. Cet homme était, sans aucun doute, un hôte habituel du Lautaret, et l’orage qui éclatait au dehors semblait n’avoir été pour rien dans son arrivée à son gîte ordinaire ; mais l’absence des cinq autres religieux prouvait que les hospitaliers ne désespéraient pas encore d’arracher quelques-victimes aux fureurs des élémens déchaînés dans la montagne.
Le personnage qui en agissait là comme dans une auberge vulgaire était un montagnard de quarante-cinq ans environ. Il avait une mine franche et ouverte, une constitution robuste, et son costume était celui d’un habitant aisé de quelque vallée voisine. Il portait un habit large et carré en gros drap ; son gilet rayé, couvrant jusqu’à la moitié du ventre, laissait à peine apercevoir une culotte brune qui se perdait dans de gros bas attachés au-dessus du genou par des rubans de laine rouge. Ses longs cheveux blonds flottaient sur ses épaules par-dessous un grand chapeau rabattu, qu’il avait oublié sans façon sur sa tête. Malgré l’ombre que jetait ce sombrero sur le visage du voyageur, on pouvait voir, à la vague lueur du foyer, que ses traits, bronzés par l’intempérie des saisons, avaient cet air d’intelligence grave, de cordialité un peu rude qui caractérise les habitans des hautes Alpes. Somme toute, son extérieur prévenait en sa faveur ; dans un autre pays que ce canton si peu favorable au commerce de l’agriculture, on l’eût pris pour un honnête fermier revenant de quelque foire du voisinage.
La salle ou parloir, dont il était pour le moment le seul occupant, consistait en une grande pièce nue ; les murailles, blanchies à la chaux ne présentaient d’autres ornemens qu’un crucifix de bois noir, et des cartons enfumés sur lesquels étaient imprimées ou écrites à la main des prières et des sentences tirées de l’Evangile. Près de la porte, un tronc, scellé dans la muraille, était destiné à recevoir les offrandes de ceux qui venaient chercher asile au Lautaret ; tout était là d’une simplicité et d’une austérité merveilleuses, quoique la plus rigoureuse propreté donnât du charme à cette salle et à cet ameublement grossier.
Dans les premiers momens de son arrivée à l’hospice, le voyageur, tout entier au plaisir de se trouver à l’abri au moment où un violent orage éclatait au dehors, avait exposé ses gros souliers fumans à la flamme brillante du foyer, et avait paru prendre en patience l’absence des pieux cénobites qui devaient lui faire les honneurs de la maison. Cependant, après s’être suffisamment réchauffé, après avoir jeté un coup d’œil sur une lourde valise de cuir qu’il avait placée près de lui de peur d’accident dans une maison ouverte à tous venans, écouté les mugissemens du vent, le bonhomme se renversa dans son fauteuil de bois, croisa les mains sur son ventre, qui témoignait déjà d’un commencement d’embonpoint, et regarda les poutres du plafond. Il pensait sans doute que l’heure du souper était venue, et que, si le service du réfectoire devait être retardé ce soir-là à cause de la circonstance, il ne serait pas fâché du moins d’avoir près de lui quelque bon compagnon pour causer et pour lui faire prendre patience en attendant le souper.
Or, il ne devait pas compter sur les religieux qui desservaient la maison, car on sait qu’ils étaient sortis pour se mettre à la recherche des voyageurs égarés, et celui d’entre eux qui était plus spécialement chargé de recevoir les étrangers sonnait à grande volée la cloche au couvent. Certes, par la nuit sombre qui régnait alors, ce soin importait trop à la sûreté des frères disséminés dans la montagne pour que le sonneur pût songer à quitter sa besogne.
L’hôte du parloir n’avait donc d’espérance que dans les