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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

ras ? acheva Marguerite avec une intention cruelle dont on ne l’eût pas jugée capable ; je l’ignore.

Ernestine rougit et baissa la tête.

— Qui vous a dit… ? qui a pu vous faire penser… ?

— Ne cherchez plus à me tromper ; ce jeune homme n’est pas votre frère.

— Croyez bien, balbutia mademoiselle de Blanchefort, que la nécessité seule…

— Il n’est pas votre frère, répéta la jeune montagnarde ; vous avez fait un mensonge, et Dieu vous en punira peut-être.

Ernestine courba la tête sous cette humiliation inattendue, et se mit à sangloter.

— Oui, oui, murmura-t-elle, vous avez raison ; Dieu me punira, il me punit déjà.

Marguerite regardait couler les larmes de mademoiselle de Blanchefort avec une apparente insensibilité.

— Mademoiselle Marguerite, s’écria le chevalier, vous avez le droit d’être sévère ; mais est-il généreux d’accabler une compagne parce que peut-être elle a eu moins de courage et de force que vous ?

Marguerite se taisait, les yeux baissés.

— Peut-être, en effet, reprit-elle avec une sorte de confusion, n’ai-je pas été assez indulgente ; je viens de me laisser emporter à un sentiment inconsidéré… On m’a dit que les mœurs de la ville ne ressemblaient pas aux nôtres ; mais je n’ai jamais quitté la maison de mon père ; j’ignore comment on doit se conduire au delà des limites de notre vallée… Oui, j’ai eu tort, je suis une pauvre ignorante.

— Elle embrassa mademoiselle de Banchefort avec toute l’ardeur que comportait son caractère grave et froid.

— Pardonnez-moi, lui dit-elle, comme vous pardonneriez à un enfant qui vous aurait blessé en voulant vous caresser. Pardonnez-moi et oubliez ce qui vient de se passer… Je serai votre amie.

Il y avait dans la manière dont elle prononça ces mots : « Je serai votre amie » tant de vérité, de franchise et de noblesse, que les protestations les plus chaleureuses n’eussent pu prouver davantage. D’ailleurs Marguerite, comme son père, conservait en toute occasion cet air de supériorité et d’assurance qui témoignaient de la conscience d’un pouvoir réel ; la douce Ernestine lui rendit son étreinte avec cordialité.

Pendant cette petite scène, la position du chevalier était passablement embarrassante ; aussi éprouva-t-il une véritable satisfaction en voyant cette réconciliation.

— Allons, dit-il avec gaieté, la paix est conclue, et sans doute elle ne sera pas rompue de sitôt. Mais ne m’avez-vous pas dit, mademoiselle Simon, qu’on nous attendait au village ?

— Oui, répondit Marguerite d’une voix aussi calme que si rien d’extraordinaire ne venait de se passer, tant les émotions les plus vives glissaient rapidement sur cette âme énergique. Mon père vous a vus ici de sa fenêtre, et il m’a ordonné de vous presser de revenir… Partons.

Le chevalier lui offrit la main pour l’aider à descendre le sentier, elle refusa d’un air de dédain. Peyras alors se retourna du côté de sa fiancée ; mais celle-ci le remercia par un sourire mélancolique, et rejoignit Marguerite, dont elle prit le bras amicalement.

Le chevalier les regarda pendant quelques instans glisser sur le penchant de la montagne, appuyées l’une sur l’autre, vêtues toutes deux de la même manière, comme deux sœurs, belles toutes les deux, l’une de la beauté délicate et frêle des villes, l’autre de la beauté forte et majestueuse de la nature, et il murmura tout pensif :

— En vérité je ne sais quelle est celle que j’aime le mieux !

Comme ils approchaient du village, ils aperçurent dans la rue principale une troupe de montagnards qui portaient un objet assez volumineux enveloppé dans un manteau de laine ; des femmes, des enfans, des vieillards venaient rôder à l’entour, et l’affluence augmentait sans cesse. Les trois jeunes gens, du point élevé où ils étaient, regardaient d’abord cette scène avec distraction ; mais à mesure que l’on approchait, l’attention de Marguerite Simon paraissait plus vivement excitée.

— Mon amie, demanda timidement mademoiselle de Blanchefort, que font donc ces braves gens ? on dirait que leur présence vous chagrine ou vous effraye !

— Ne trouvez-vous pas, dit Marguerite en s’arrêtant, que l’objet enveloppé dans ce manteau ressemble à un corps humain privé de vie ?

— En effet, s’écria le chevalier, mais qu’est-ce donc que cette singulière machine dont est chargé un des hommes de la troupe ?

— Nous allons sans doute le savoir, répliqua Marguerite d’une voix sourde en doublant le pas.

Au moment où Marcellin et ses deux compagnons arrivaient sur la petite place située devant la maison du bailli le groupe de montagnards y arrivait d’un autre côté. Marguerite reconnut parmi eux un vénérable vieillard en cheveux blancs, qui était parent de sa mère, et qui semblait les commander. Elle s’avança vers lui avec un calme apparent. À sa vue, le cortège fit halte ; tout le monde se découvrit respectueusement. Le vieillard seul se contenta de la saluer d’un signe bienveillant.

— Oncle Jean, demanda Marguerite, que portez-vous donc là si soigneusement ?

— Ce n’est rien, rien du tout, petite, répliqua le bonhomme d’un air embarrassé ; pouvons-nous voir ton père ?

— Il est occupé en ce moment ; mais racontez-moi…

— Allons, allons, ne nous tourmente pas.

Marguerite ne se laissa pas décourager.

— Oncle Jean, je vous en prie, dites-moi ce que c’est

— Est-elle entêté ! Eh bien ! c’est le corps d’un homme qu’on a trouvé au bas du précipice de la Grave, à une lieue d’ici ; on vient chercher ton père pour qu’il dresse le procès-verbal de décès… Tu comprends bien que ce spectacle n’est pas fait pour toi ; éloigne-toi donc, ma chère enfant, et dis au bailli de nous rejoindre dans la grange de Robert, où nous allons déposer le corps.

Marguerite demeurait calme en apparence, mais mademoiselle de Blanchefort, qui tenait son bras, la sentait agitée par des mouvemens convulsifs.

— Mais, oncle Jean, reprit-elle, ne connaît-on pas du moins ce malheureux ?

— On le connaît, dit Jean avec une indifférence affectée, et ce n’est pas un grand malheur pour la province… c’est ce misérable ivrogne de Raboisson, le gagne-petit.

Cette fois, toute la force d’âme de Marguerite l’abandonna ; elle devint horriblement pâle, elle chancela, et s’écria d’une voix égarée :

— Raboisson… mort… au fond d’un précipice !… Qui a commandé ce crime ? qui l’a assassiné ?

Les assistans se regardèrent stupéfaits ; jamais aucun d’eux n’avait vu la grave et austère Marguerite donner de pareils signes d’émotion.

— Tiens, voilà que tu es déjà malade de frayeur ! dit le bon oncle Jean avec inquiétude ; ton père va me gronder certainement pour t’a voir parlé de cela.

— Mais… mais… vous ne me dites pas qui l’a assassiné ?

— Eh ! qui parle d’assassinat ? Le drôle a trébuché dans le gouffre qui borde le chemin, parce que sans doute, ce jour-là, il avait trop bu d’un coup… On a trouvé vingt écus sur lui, et son corps paraît être resté dans le précipice pendant plusieurs jours ; si on l’avait tué pour le voler, on eût sans doute pris son argent, ainsi que sa machine à aiguiser, que Baptiste porte sur ses épaules, et qui a bien aussi son prix… Mais, allons ! maintenant tu sais tout, adieu ; n’oublie pas ma commission pour le bailli.

Jean et ses compagnons continuèrent leur marche, pendant qu’Ernestine et Marcellin entraînaient Marguerite Simon vers la maison de son père.

Elle se laissait machinalement conduire par eux, comme si elle eût perdu la faculté de penser et de vouloir. Ils se