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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

donne volontiers cette preuve de désintéressement personnel à mademoiselle de Blanchefort ; mais à quoi me servira cette générosité gratuite, puisque tous mes biens sont saisis, et que la dot d’Ernestine serait insuffisante à les dégager.

— Croyez-vous maintenant qu’il en soit ainsi ? demanda le roi du Pelvoux avec sa bonhomie singulière ; il faut pourtant que vous vous trompiez, car voici une liasse de papiers dans lesquels je trouve des soldes de compte, des quittances de procureurs et d’usuriers, montant ensemble à la somme de cent dix-huit mille livres sept sous huit deniers, par suite desquels votre petit château de Peyras et ses dépendances sont libres de toute hypothèque, dégrevés de toutes charges, et demeurent à votre disposition, comme le jour où vous êtes entré en possession de votre patrimoine.

Il tendit au jeune homme la liasse de papiers, dans laquelle Peyras trouva ses lettres de change et les quittances annoncées.

— Qui a fait cela ? s’écria-t-il ; qui me rend l’héritage de mes pères, le vieux manoir ou je suis né ? Qui m’a retiré de l’abîme honteux où je m’étais jeté avec tant d’imprudence ?

— C’est Michelot, ce pauvre Michelot que vous ayez si fort maltraité.

— Mais ce n’est pas Michelot qui a payé mes dettes. Michelot n’est pas assez riche pour…

— Poursuivons, interrompit Martin-Simon sans paraître avoir compris la question du chevalier. Le château de Peyras est bien près de Lyon, où votre aventure a causé beaucoup de scandale, et il ne serait pas convenable que vous allassiez, aussitôt après votre mariage, habiter une ville où vous exciteriez au moins une importune curiosité. Un banquier de Grenoble a donc été chargé d’acquérir pour vous, aux environs de cette ville, une belle propriété de dix mille livres de produit environ, où vous résiderez en attendant qu’il vous plaise de retourner à Peyras. Malgré notre diligence, l’acte de vente n’a pu encore être dressé ; vous le recevrez avant peu de jours. Les jeunes gens ne pouvaient prononcer une parole ; la voix de Martin-Simon lui-même tremblait, quoiqu’il cherchât à conserver un ton léger et indifférent. Enfin, continua-t-il, comme il ne faut pas que monsieur et madame de Peyras en soient réduits à attendre leurs revenus pour tenir le rang qui leur appartient dans la province, voici une lettre de change de cent mille livres sur monsieur Durand, le banquier dont nous parlions tout à l’heure, et dont maître Michelot connaît parfaitement la solvabilité.

Un moment de silence suivit cette dernière révélation. Marcellin et Ernestine demeuraient pétrifiés ; le roi du Pelvoux les observait du coin de l’œil avec un air de satisfaction profonde. Tout à coup le chevalier se leva :

— Je ne puis accepter tant de bienfaits, s’écria-t-il, sans connaître le bienfaiteur.

Martin-Simon saisit de ses mains calleuses la main délicate de Peyras.

Jeune homme, reprit-il, ne vous reste-t-il donc aucun parent qui puisse vouloir relever l’honneur de votre maison en réparant vos fautes ?

— Un parent ? répéta Marcellin d’un air pensif ; je n’en ai pas.

— En êtes-vous sur ? demanda le montagnard avec mélancolie ; êtes vous sûr de connaître tous ceux qui portent encore votre nom ?

— Trop sûr… À moins…

Il s’arrêta et regarda fixement son interlocuteur. Celui-ci, se levant à son tour, dit d’une voix grave :

— Vous en avez un, chevalier ; vous en avez un, quoique, dans la modeste condition où il vit aujourd’hui, il ne porte pas son nom véritable, et ce parent, c’est Martin-Simon, baron de Peyras, le chef actuel de la famille, car il est de la branche aînée.

Marcellin et mademoiselle de Blanchefort poussèrent un cri de surprise. Michelot seul ne parut point frappé d’une circonstance qu’il connaissait sans doute déjà.

Quoi ! s’écria enfin le chevalier, vous seriez ce frère de mon père qui disparut tout à coup sans qu’on pût découvrir ce qu’il était devenu ?

— Réfléchissez, étourdi, reprit en souriant le personnage à qui nous continuerons de donner le nom de Martin-Simon ; le baron de Peyras dont vous parlez aurait aujourd’hui quatre-vingt-douze ans, puisqu’il était de six ans plus âgé que le chevalier Philippe votre père, et je ne crois pas que mon visage accuse encore un si grand nombre de lustres. Non, non, le baron Bernard est mort depuis longtemps ; il ne me reste plus de lui, à moi son fils, que son souvenir et le portrait que vous voyez

Il désignait un des tableaux dont nous avons déjà parlé, qui représentait un homme de haute taille en costume de montagnard. Le chevalier, par respect pour la mémoire de son père, s’inclina devant ce portrait, comme il eût fait devant le baron dont il était l’image. Ce mouvement si simple, mais qui décelait dans le jeune homme un sentiment profond de la dignité de sa famille, n’échappa pas à Martin-Simon. — Allons, allons, dit-il avec émotion, je ne me suis pas trompé sur votre compte, je le vois : vos folies de jeunesse n’ont pas altéré votre cœur, comme je l’ai craint un moment. Votre respect pour Bernard de Peyras efface dans mon esprit une fâcheuse impression que vos imprudences récentes y avaient encore laissée… Oui, oui, saluez ce portrait, Marcellin, car celui qu’il représente était un homme d’un noble et généreux caractère.

— Son caractère ne pouvait être plus noble et plus généreux que celui de son fils ! s’écria Marcellin avec chaleur en s’approchant les bras ouverts.

— Un instant, chevalier, dit le bailli, en le retenant du geste ; je ne veux pas vous surprendre, et vous devez être en garde contre un premier mouvement, que je crois bon et sincère. Attendez encore ; lorsque vous connaîtrez mieux l’histoire de votre famille, vous verrez si vous devez reconnaître un parent aussi dégénéré que moi ! — Marcellin voulut protester contre la pensée qu’on lui supposait, mais Martin-Simon l’obligea de se rasseoir, et il continua : — Vous savez, Marcellin, que Bernard de Peyras quitta le château à la suite d’une violente querelle qui éclata entre lui et le chevalier Philippe, votre père. J’ai eu bien peu de détails sur cette funeste querelle, dont le baron ne parlait que rarement, et voici seulement ce que j’ai pu comprendre, d’après quelques paroles amères qu’il laissait échapper dans ses quarts d’heure de misanthropie.

« Bernard était l’aîné ; à la mort de son père il devint le chef de la famille, et il hérita, selon l’usage, de toute la fortune ; mais comme il aimait beaucoup son jeune frère Philippe, il ne voulut pas être riche pendant que son cadet serait pauvre, et il lui abandonna une moitié du patrimoine, ou plutôt ils vécurent ensemble à Peyras, sur le pied d’une parfaite égalité. Cependant ils avaient l’un et l’autre des goûts differens. Bernard, grave et froid dans son extérieur et ses manières, s’occupait de sciences, notamment de métallurgie, et passait sa vie dans un laboratoire où il faisait des expériences sur les différens produits des mines du pays. Philippe, au contraire, avait toutes les qualités, tous les défauts d’un gentilhomme ; il était fier, hardi, spirituel, prodigue, aussi recherché dans sa personne que son frère l’était peu ; enfin il avait ces grâces séduisantes et ce don de plaire qui manquaient à son aine.

» Cependant, malgré ce contraste frappant dans le caractère des deux frères, il ne paraît pas qu’aucun sentiment de mésintelligence ait éclaté entre eux jusqu’au moment où une rivalité d’amour vint les désunir.

» J’avoue, encore une fois, que je ne sais pas grand’chose sur cette rivalité. Il paraît pourtant que le baron Bernard aima une demoiselle Sophie de Montheil, dont la famille habitait une petite gentilhommière à deux lieues de Peyras, et qu’il demanda sa main. Tout était prêt pour