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LA MINE D’OR.

le mariage, quand il fut révélé au baron que la jeune fille qu’il aimait passionnément et qu’il voulait épouser avait été séduite par son frère Philippe, mais que la famille s’était opposée à leur union, à cause de la position dépendante où se trouvait Philippe vis-à-vis de son aîné.

» En apprenant cette double trahison, Bernard pensa perdre l’esprit. Son âme simple et honnête fut bouleversée par cet événement, et il tomba dans une sombre misanthropie. Néanmoins, généreux même dans ses plus amers désenchantemens, il écrivit aux deux coupables qu’il savait la vérité : il fit dresser une donation de tous ses biens qu’il envoya à Philippe, puis ; il quitta Peyras en annonçant que ni son frère ingrat ni sa coupable fiancée n’entendraient plus parler de lui. Il tint parole, et, peu de temps après, Philippe épousa mademoiselle de Montheil, la première femme de votre père. — Martin-Simon s’arrêta, comme si ce récit l’eût lui-même douloureusement affecté. Marcellin et Ernestine l’écoutaient dans un silence religieux. — J’ai regret, mon cher Marcellin, reprit le bailli, de vous affliger en évoquant ces pénibles souvenirs ; mais ce n’est pas ma faute si dans cette vieille histoire le beau rôle n’a pas été pour Philippe de Peyras.

— Continuez, continuez, dit le chevalier avec émotion ; j’ai des raisons de penser que vous dites la vérité. Je me souviens encore des profondes tristesses qui s’emparaient souvent de mon père dans sa vieillesse. Le seul nom de mon oncle Bernard lui arrachait des larmes, et je suis sûr qu’il eût donné sa vie pour racheter ses torts envers son généreux frère aîné… J’ai entendu dire qu’on avait fait toutes les recherches imaginables pour découvrir le lieu de la retraite du baron Bernard, mais qu’on n’avait jamais pu y réussir. Vous me donnez enfin le mot de cette énigme.

VIII

BERNARD DE PEYRAS.


Martin-Simon poursuivit ainsi :

— Ce fut dans ce pays solitaire, et alors presque inabordable, que Bernard vint cacher ses chagrins et son aversion pour le monde. Il prenait sa nourriture chez un pâtre montagnard dont la cabane se trouvait à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’église du village, et il passait les jours à parcourir les parties les plus sauvages de la contrée. Son humeur sombre, ses allures farouches, son goût invincible pour la solitude, avaient fait de lui une espèce d’être surnaturel dont on s’éloignait avec effroi ; Bernard fuyait les hommes parce que les hommes le fuyaient. L’Esprit de la Montagne, puisque c’était le nom qu’on lui donnait, passait dans les vallées voisines pour un génie malfaisant, et la haine qu’on lui montrait augmentait sa haine contre les autres. Il fallait un miracle pour le ramener à des sentimens humains, et ce miracle s’accomplit.

» Je vous ai dit que le malheureux Bernard venait chaque jour chercher sa nourriture chez un chevrier. Dans cette cabane, mon père était traité plutôt comme un hôte dont on craint la présence que comme un ami désiré. Quelques pièces d’or données à la pauvre famille avaient pu seules la décider à entretenir des relations avec l’Esprit de la Montagne ; et là, comme dans les chaumières d’alentour, Bernard ne trouva longtemps aucune sympathie. Une femme seule, avec cet admirable instinct particulier aux femmes, comprit ce qui se passait dans l’âme du solitaire ; on avait cru deviner en lui un grand remords, elle soupçonna une grande infortune. Simple et bonne, elle voulut cicatriser son cœur ulcéré, elle lui montra qu’il est des sentimens plus doux que la haine, elle parvint à le rattacher à la vie par une pitié vraie et constante. Un jour, Bernard cessa de rechercher les endroits les plus écartés ; il consentit à échanger quelques paroles avec ses semblables ; puis il ne dédaigna plus d’être témoin de leur bonheur, puis le sourire reparut sur ses lèvres à de rares intervalles, et enfin il prit part aux travaux, aux affaires ; aux joies de ses paisibles hôtes… Une femme avait fait tout cela, et cette femme était ma mère, celle dont vous voyez ici le portrait à côté de celui de Bernard.

Marcellin s’inclina devant l’image de l’épouse de son oncle ; comme il s’était incliné devant celle de son oncle lui-même. Martin-Simon le regarda fixement.

Jeune homme ! s’écria-t-il avec chaleur, ne vous abusez pas… Ce premier portrait, bien qu’il représente un pauvre campagnard, ne représente pas moins le baron Bernard de Peyras, qui se montra si généreux envers votre père. Mais cette bonne et simple femme n’était rien de plus que la fille d’un chèvrier, une paysanne que le baron Bernard épousa dans un moment de misanthropie, peut-être pour fronder un préjugé. Moi son fils, j’ai reçu son sang roturier ; je n’ai pas dédaigné à mon tour d’aller chercher une compagne dans cette race obscure où mon père avait pris la sienne, et je m’en suis applaudi comme lui. Ainsi donc, que ce nom éclatant de baron de Peyras, qui m’appartient encore, ne vous fasse pas illusion : bien peu de personnes savent aujourd’hui que j’ai le droit de le porter, et j’en ai un autre dont je suis fier. J’entends que les services dont vous croyez m’être redevable ne gênent pas votre volonté ; je ne vous demande pas de nous reconnaître comme étant de votre sang ; notre rusticité pourrait être gênante pour vous. Je sais la part qu’on doit faire au rang que vous allez occuper dans le monde, aux préjugés de l’éducation qu’on vous a donnée sans doute. Ainsi donc, mettez-vous à l’aise ; pas de fausse modestie. Lorsque j’appris à l’hospice du Lautaret que vous étiez mon parent, je résolus de vous venir en aide si vous en étiez digne ; plus tard, j’ai pensé que si mon père existait encore, il n’eût pu voir sans douleur le nom de Peyras compromis par l’imprudence d’un jeune fou ; en travaillant à relever votre fortune, j’ai voulu suivre l’exemple qu’il avait donné. Enfin, je suis riche ; ma fille est aussi désintéressée que moi, et je n’ai pas à lui réserver de dot, puisqu’elle ne doit se marier jamais. Ce que je vous offre est notre superflu, le fruit peut-être de longues économies, le produit légitime de spéculations heureuses ; si vous l’acceptez, je n’ai compté sur aucune compensation qui pourrait flatter mon orgueil.

Le chevalier avait écouté d’un air pensif les paroles de ce parent qui mettait tant de bonhomie à l’affranchir de toute reconnaissance…

— Vous m’avez mal jugé, monsieur le baron, s’écria-t-il ; aucun préjugé de naissance, aucune puissance tyrannique du monde ne me fera repousser les membres d’une généreuse famille envers laquelle, mon père et moi nous avons contracté tant d’obligations !… Permettez-moi donc d’en agir avec vous comme avec un parent bien-aimé, cousin de Peyras…

En même temps, il se jeta dans les bras de Martin-Simon, et ils se tinrent pendant quelques minutes serrés l’un contre l’autre, avec une effusion qui semblait franche et cordiale des deux parts.

— Et moi, monsieur le baron, et moi, dit Ernestine en sanglotant, ne me permettrez-vous pas aussi de remercier mon protecteur, mon père adoptif ?

— J’en remplirai demain tout à fait le rôle, dit Martin-Simon en déposant deux gros baisers sur les joues de mademoiselle de Blanchefort. Ce soir le contrat, demain la cérémonie ; j’ai déjà envoyé un exprès au prieur du Lautaret, qui doit vous marier. Petite folle, continua-t-il en souriant, remerciez Dieu d’être ainsi tirée de ce mauvais pas, car je me suis laissé dire que mon cher cousin…

— Monsieur le baron ! s’écria Marcellin d’un ton de reproche.

— Allons, allons, vous vous êtes amendé ; à tout péché miséricorde, n’en parlons plus… Mais à propos, allez-vous