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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

là des présomptions suffisantes pour motiver un mandat d’amener !

Cette fois Martin-Simon ne put conserver son sangfroid ; il devint très pâle, et balbutia péniblement :

— Eh bien ! quelle preuve a-t-on que j’aie jamais menacé le gagne-petit ?

— Oubliez-vous donc ainsi les faits ? vos hôtes, les gens de votre maison, et, moi-même, nous pouvons tous porter témoignage qu’une scène violente a eu lieu entre vous et ce malheureux la veille même du jour où il a péri.

— Et vous croyez, monsieur, que sur des données aussi vagues, on accuserait de meurtre un homme dont la probité est aussi bien reconnue que la mienne, le bailli de ce village, le protecteur, le soutien de soixante familles, celui que l’on appelle le roi du Pelvoux ?

— Nous ne sommes pas au bout, reprit Michelot en souriant, et, puisqu’il le faut, maître Simon, nous allons entrer dans ce que nous appelons au palais rei viscera, le fond même de l’affaire… Outre les présomptions dont je viens de vous parler, outre ce procès-verbal qui, soit dit en passant, est une espèce d’acte d’accusation dressé par vous contre vous-même, il existe encore une déclaration de notre dit Raboisson, en date du jour même de sa mort, autant qu’on peut le supposer, et portant que « dans le cas où ledit Raboisson, déclarant, viendrait à décéder par suite de violences, de voies de fait ou même de prétendus accidens, il ne faudrait accuser de sa mort que le nommé Martin-Simon de Peyras, bailli du Bout-du-Monde, qui a menacé ledit déclarant de le précipiter ou de le faire précipiter par ses serviteurs dans quelque abîme de ces montagnes. » Je cite peut-être mal les termes, continua Michelot d’un ton différent, mais je m’étais à tout hasard précautionné d’une copie de cet acte, et vous pouvez la lire pour mieux en apprécier la portée.

Il tira de sa poche un papier qu’il remit à Martin-Simon.

Celui-ci le prit d’une main tremblante, et tenta de le lire, mais tel était son trouble qu’il ne put en déchiffrer une ligne.

— Que signifie tout ceci ?. s’écria-t-il avec, angoisse ; j’aime à croire encore, monsieur, que ce n’est pas moi que vous accusez d’un crime abominable ?

— Et qui serait-ce donc ? Remarquez cependant, mon cher Martin-Simon, que vous avez très bien pu ne pas vous compromettre personnellement avec ce pauvre diable ; il est plus convenable de penser, en raisonnant dans le sens de l’accusation, que vous avez envoyé quelqu’un pour imposer silence à cet individu, et alors vous n’êtes plus que complice au lieu d’être auteur principal, ce qui change la question, et je ferai tous mes efforts pour que le procès prenne cette tournure devant les juges.

— Que me parlez-vous de juges, de complicité, de meurtre, de procès ? s’écria le montagnard avec impétuosité ; qu’est-ce que ce papier ? comment se trouve-t-il entre vos mains ? que me voulez-vous enfin ?

— Ce papier, reprit le procureur avec beaucoup de flegme, j’ai en effet oublié de vous raconter son histoire, et vous allez voir que je suis parfaitement autorisé à intervenir dans cette affaire. Vous saurez donc que, le jour même où le gagne-petit arriva chez vous, il me pria de recevoir, à titre de légiste et de procureur, une déclaration qui nécessitait, disait-il, le plus grand secret. Je voulais refuser de l’entendre ; mais, espérant trouver une occasion de vous rendre service pour le bon accueil que j’avais reçu dans votre maison, et considérant d’un autre eôté qu’il pourrait s’adresser à d’autres personnes moins bien intentionnées, je dis à cet homme de se trouver le lendemain matin sur le chemin que je devais prendre pour retourner à Grenoble. Je le trouvai en effet à une demi-lieue d’ici, et nous dressâmes, sur une pierre, au bord du chemin, l’acte dont vous tenez une copie. Il y est dit, comme vous avez pu le voir, que Raboisson ayant connaissance d’un secret qui vous touche personnellement, et que vous seul ayant intérêt à sa disparition, vous devrez être responsable de sa mort, dans le cas où cette mort serait subite ou violente, auquel cas il me délègue, moi Michelot, procureur au présidial de Lyon, pour vous poursuivre judiciairement devant qui de droit… J’ai dû accepter la délégation, et c’est probablement quelques instans après la signature de cette pièce que le malheureux aura péri.

Cette explication parut enfin faire exactement comprendre au père de Marguerite la gravité des charges qu’on invoquait contre lui.

— Monsieur le procureur, dit-il bientôt avec amertume, après une pause, je ne puis trop vous féliciter de votre zèle à recevoir les confidences d’un misérable ivrogne ; vous aviez sans doute pour cela quelque bonne raison que je ne devine pas encore… En attendant, pour ne discuter avec vous que le point de droit dans cette ridicule accusation, je vous ferai remarquer que cet acte, qui vous paraît si important, n’est pas revêtu des formes légales. Vous n’aviez aucun témoin lorsqu’il a été dressé, et Raboisson même n’a pu le signer…

— Pour ce qui est de la signature, dit le procureur en tirant de sa poche un nouveau papier, voici la copie d’un acte de notoriété parfaitement en règle, constatant que Raboisson a pour signature une croix d’une forme particulière, qu’il a apposée sous mes yeux au bas de la déclaration ; il me confia en me quittant cette pièce, qu’il avait fait préparer depuis longtemps, je ne sais dans quel but. Quant aux témoins, qui, d’après vous, eussent dû assister le déclarant, ils n’étaient pas nécessaires, l’acte étant tout confidentiel. D’ailleurs, mon témoignage…

— Mais c’est là une horrible trame ! s’écria le montagnard en parcourant sa chambre à grands pas ; je suis innocent, et cependant tout se réunit pour m’accabler !… Eh bien ! ajouta-t-il avec ironie, en s’arrêtant tout à coup devant l’homme de la loi, quel parti compte prendre mon bienveillant ami ? Croira-t-il aux sottes rêveries d’un vagabond, et transmettra-t-il cet acte ridicule à la justice, ou bien accordera-t-il confiance à la parole d’un honnête homme qui repousse de toute sa force cette odieuse accusation ?

— Monsieur, je voudrais pouvoir vous satisfaire, mais, si vous n’avez aucune explication à me donner, vous comprenez que mon devoir… ma conscience…

— Ta conscience, misérable ! ta conscience, à toi ? Me persuaderas-tu que tu crois un seul mot de cette fable absurde, que tu n’as pas quelque sordide intérêt à me menacer d’un éclat scandaleux ! Si tu n’étais pas aussi faible, aussi lâche…

Il s’interrompit et se remit à marcher dans la chambre avec précipitation.

— Calmez-vous, mon hôte, dit Michelot de son ton doucereux ; je suis votre, ami, je vous le jure ! Mon cœur saigne de vous affliger ; je voudrais de toute mon âme reconnaître convenablement votre hospitalité et vos bons procédés envers moi ; mais jugez vous-même ; que faut-il que je fasse ?

— Ce qu’il faut faire ? dit Martin-Simon en le regardant fixement, comme pour s’assurer du degré de complaisance sur lequel il pouvait compter, il faut déchirer ces paperasses sur-le-champ, et oublier cette méchante histoire.

— Mais je n’ai que des copies.

— Ne savez-vous pas où sont les originaux ?

— Eh bien ! reprit le procureur avec un sourire hypocrite, si je vous promettais de les déchirer dès que je serais à Lyon, où je les ai laissés ?

— En ce cas-ià, Michelot, j’avouerais que je vous-ai calomnié, et je vous prierais d’excuser mon emportement.

— Et ce serait toute ma récompense ?

— Quelle récompense exigez-vous donc pour renoncer à une poursuite aussi folle qu’injuste ?

— Songez donc, reprit le légiste, comme s’il n’avait pas saisi le sens de la question de son hôte, que le procès-verbal où vous reconnaissez-vous-même la possibilité de la mort violente, la déclaration de Raboisson et la pièce à