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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

comptés ; ne voulez-vous pas servir de guide à mon pauvre Maurice ? Ah ! il vous aimera, j’en suis sûre, car vous n’êtes pas pour lui une étrangère, il vous connaît depuis longtemps : le baron et moi, nous lui avons souvent parlé de vous, de votre père…

— Vous parliez de moi quelquefois ? Et sans doute, jeune homme, on vous disait que j’étais dure, hautaine…

— On me disait que vous étiez juste, généreuse, dévouée ! s’écria Maurice de Peyras ; de grâce, mademoiselle, renoncez à la vie insupportable que vous menez dans cet affreux rocher ; écoutez nos prières… Bien que je ne partage pas les fatales prévisions de mon excellente mère, consentez à venir vivre avec nous ; vous serez entourée de respect et d’affection ; vous retrouverez enfin loin d’ici le calme dont vous ne pouvez jouir dans ce pays, si rempli pour vous de cuisans souvenirs ?…

Pendant qu’il parlait, l’expression hostile qui s’était montrée jusque-là sur les traits de Marguerite s’effaçait graduellement ; elle les contemplait avec complaisance ; elle souriait, non plus de son sourire ordinaire, qui était empreint d’une amère tristesse, mais d’un sourire amical, plein de douceur.

— Il ressemble à son père, en même temps qu’il a l’âme tendre de sa mère ! dit-elle avec une satisfaction ineffable. Puis elle se redressa avec fermeté : — Non, reprit-elle, cessez de me presser, mes parens, mes amis ; Marguerite de Peyras doit vivre et mourir dans ce pays où elle est née !… Qu’ai-je à faire dans ce monde que je ne connais pas, maintenant que j’existe seulement par la mémoire ? De quel droit irais-je embarrasser votre vie d’une créature morose, capricieuse, fantasque, telle que moi ? Non, partez ; retournez dans ces villes pour lesquelles vous êtes faits, et où vous pouvez encore trouver d’heureux jours. Moi je dois rester ici, où tout est en harmonie avec ma douleur, où tout est morne, triste, désolé comme mon âme… Parfois ce désert m’offre de ravissantes visions auxquelles je ne pourrais renoncer ; je me reporte par la pensée aux temps qui ne sont plus ; je revois notre fraîche vallée couverte de vergers et de moissons, notre village si gai, j’entends les chants joyeux de nos montagnards, et je souris à mon père qui se montre au bout du sentier… Ce sont là des rêves délicieux que Dieu m’envoie quelquefois, et après lesquels je voudrais mourir. Pourrais-je emporter ces beaux rêves avec moi ?… D’ailleurs, continua-t-elle avec ironie, en baissant la voix, ceux qui vous ont indiqué ma demeure ont dû vous apprendre que ma pauvre tête… Mais vous avez dû vous en apercevoir, ajouta-t-elle en regardant fixement ses auditeurs ; souvent ma raison s’égare, et alors il faut que je sois seule, il faut que je voie ces rochers, ces glaciers, ces montagnes ; il faut que je gémisse, il faut que je pleure… Si vous m’emmeniez avec vous, je vous échapperais, et je reviendrais ici dès que je ne sentirais plus l’odeur des sapins et du serpolet !

Ernestine et son fils étaient slupéfaits du mélange d’égarement et de raison qui perçait dans les paroles de leur parente. Ils allaient cependant redoubler d’instances pour la décider à quitter sa solitude, quand un grondement lointain se fit entendre. Marguerite se leva : Entendez vous ? dit-elle, le vent s’élève, et peut-être deviendra-t-il un ouragan avant la nuit. Il faut partir ; vous n’êtes peut-être déjà restés que trop longtemps… Partez, partez, vous dis-je ; je ne pourrais donner l’hospitalité à une pauvre malade dans cet antre malsain ; je ne pourrais offrir que du pain noir et de l’eau du torrent voisin à ce jeune gentilhomme… vous me forceriez à rougir de ma misère et de mon dénûment ! Mon enfant, chargez-vous de cet or jusqu’à l’endroit où vous attendent vos chevaux. Quant à moi, ajouta-t-elle résolûment, je soutiendrai votre mère, qui ne saurait marcher sans appui.

— Marguerite !

— Mademoiselle !

— Paix ! interrompit la solitaire, ma résolution est prise, je n’en changerai pas.

Maurice et sa mère insistèrent encore pour vaincre cette détermination. Mais le vent continuait à gronder d’une manière menaçante, et ils savaient trop ce qu’ils avaient à craindre, s’ils étaient surpris par l’ouragan dans les défilés de ces montagnes, pour ne pas comprendre la nécessité de partir sur-le-champ. Le jeune de Peyras se chargea donc du baril d’or, pendant que Marguerite soutenait Ernestine, et ils redescendirent vers la vallée. Quand on fut arrivé à l’endroit où étaient les guides, et quand on eut chargé sur un des chevaux le riche présent, Marguerite fit un signe de la main à la mère et au fils, et voulut s’éloigner. La baronne la retint par sa mante.

— Marguerite ! dit-elle, les larmes aux yeux, laissez-moi du moins espérer que notre réunion deviendra possible plus tard ?

— Jamais !

— Permettez-moi de vous envoyer dans votre triste demeure quelques objets indispensables dont vous êtes privée…

— Je les refuserais… Je dois vivre dans les privations et la solitude ; je dois continuer ma vie d’expiation.

— Une expiation ! vous si pure !

— Quoi ! vous ne savez pas ? reprit Marguerite avec son sourire amer. J’ai à me punir d’avoir ressenti un amour coupable et d’avoir maudit mon père !… Un moment de silence s’ensuivit ; puis la solitaire dit à Ernestine :

— Vivez longtemps. — Et à Maurice : — Soyez heureux ! Et elle s’enfuit.

La petite caravane se remit en marche ; comme elle allait sortir de la vallée, la mère et le fils jetèrent un dernier regard vers la grotte des Sapins.

Marguerite se montrait encore debout sur son rocher ; elle était dans une immobilité complète, et semblait suivre des yeux ces derniers amis qui s’éloignaient pour toujours.

Le vent se jouait dans les plis flottans de sa mante ; ses cheveux gris, épars sur ses épaules, sa haute taille, son geste sculptural, lui donnaient une apparence fantastique et surnaturelle au milieu de cet âpre paysage.

— Adieu ! adieu ! répétèrent les voyageurs, en sanglotant.

Mais personne ne répondit, et la solitaire disparut au détour du chemin.


FIN DE LA MINE D’OR.