Page:Bertrand - Sanguis martyrum, 1918.djvu/224

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fondateur de Muguas. Une inscription encastrée dans le mur et peinte au minium attestait que ce pied de vigne, rapporté d’outre-mer par l’ancêtre, était un rejeton des vignobles illustres de Cécube. Caïus Cécilius Natalis l’avait planté de ses mains et lui-même en avait fait la dédicace le Xe jour des Calendes d’avril, sous le consulat de Nerva et de Trajan, ad fausti eventus memoriam. Le descendant s’approcha du cep avec respect, toucha les pampres, qui, en cette saison, étaient d’un rouge de sang ; et il descendit plus bas encore vers les jardins potagers et les bâtiments de la ferme, les granges, les celliers, les écuries, les huileries. On construisait, en ce moment, un pressoir et un cellier neufs. Perchés sur des troncs de peupliers, des scieurs de long manœuvraient leur scie grinçante ; une escouade de charpentiers groupés deux par deux transportaient une poutre avec des cordes. L’aide-maçon versait de l’eau dans l’auge à mortier. Toute une activité joyeuse emplissait ce coin paisible de la villa. Et Cécilius se demandait avec une invincible appréhension :

« Pour qui sont-ils en train de bâtir ? Qui sera l’héritier de tout cela ?… » Il songeait aussi aux bouleversements annoncés, à l’approche des Barbares, aux pillages, aux incendies, aux destructions sauvages et stupides. Après la longue paix dont on avait joui, il faudrait donc connaître encore l’imbécile et sanglante folie de la guerre. Les hommes, un instant adoucis par l’habitude de la sécurité, allaient redevenir rudes et féroces ! Mieux valait s’en aller tout de suite que d’assister à ces horreurs !…

Le crépuscule enveloppait de vapeurs ténues les cyprès et les colonnades des jardins. Étreint d’une angoisse grandissante, Cécilius se réfugia dans la bibliothèque et là, accoudé sur l’escabeau de bronze où il avait coutume de lire, il embrassa encore une fois du regard le spectacle familier du vieux domaine. Comme toutes ces choses tenaient profondément à son âme ! Est-ce que la vie serait possible sans elles ? Tel bouquet d’arbres, telle molle inflexion des collines, telle dentelure des montagnes éveil-