Page:Bertrand - Sanguis martyrum, 1918.djvu/301

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l’étouffaient, il sentait se décolorer toujours davantage et s’évanouir lamentablement les visions les plus habituelles, les images les plus chères de son existence antérieure. Les formes sensibles s’effaçaient peu à peu de sa mémoire. Il n’était plus qu’une volonté nue, dans la nuit, sans aube et sans limite. Dans ce noir, la notion même de l’espace se perdait. En quel recoin de l’immense labyrinthe était-il enfermé ? Tout au bout de la mine sans doute, à en juger par la disparition presque totale des bruits. Souvent ce silence était rendu plus effrayant par les plaintes, les cris de détresse, qui tout à coup montaient dans les ténèbres de la crypte, par les accès de toux déchirante qui ne s’arrêtaient pas. Certaines fois, l’insomnie redressait tous ces misérables sur la paille de leur repaire. Une humeur méchante les poussait, les travaillait, un besoin de frapper, de tuer, d’assouvir sur quelqu’un l’effroyable rancune amassée en eux par cette injustice sans nom. Ou bien, quand ils avaient trop soif, quand leurs gosiers brûlaient, quand leurs estomacs affamés criaient famine, ils se mettaient à délirer. Des rêves de déments troublaient leurs cerveaux fiévreux. Un jour comme ils n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, il y eut dans la mine une véritable contagion de folie. Le paysan de Mégare se croyait dans sa cabane, au coin du feu, devant une table servie. Il vociférait comme un ivrogne :

« Ah ! la bonne vie, la bonne vie !… Voilà ce que j’aime, moi ! Boire avec des camarades autour du foyer où pétille un bois bien sec, coupé au cœur de l’été, et où l’on fait griller des pois chiches et des glands de hêtre sous la cendre…

– Moi, reprit l’homme de Décélie, je préfère la canicule, quand la cigale chante et qu’on va voir si le raisin de Lemnos commence à mûrir. »

L’orfèvre de Chalcis, le voleur des Grâces, dont l’esprit était resté lucide, se répandait en gémissements :

« Ah ! oui, heureuse vie, où es-tu ?… où sont les beaux