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le débutant

liste, on ne l’avait jamais entendu rire ni plaisanter, il n’ouvrait la bouche que pour flétrir l’impiété et les mœurs déplorables de son époque. C’était à lui qu’on avait confié la rédaction des nouvelles édifiantes, et il s’acquittait de cette tâche en homme convaincu que sa véritable patrie n’est pas de ce monde. Il s’appelait Pierre Ledoux, mais les reporters du Populiste l’avaient surnommé La Pucelle, et entre camarades, on ne le désignait jamais autrement. Il était, du reste, souverainement détesté ; car, on le soupçonnait de dénoncer, en secret, aussitôt qu’il en avait l’occasion, ceux de ses confrères dont la conduite portait ombrage à sa vertu ou qui, par leurs propos, affichaient des principes dangereux, parce que progressistes et contraires au maintien des vieilles traditions.

Luc Daunais, le reporter chargé du service de la police, lui, était un maniaque des plus amusants. Pour avoir, trop longtemps, vu le défilé des prisonniers, enchaînés les uns aux autres, que l’on amène comparaître chaque jour devant les magistrats ayant à punir les délits dont se rendent coupables les rôdeurs nocturnes, les ivrognes et les prostituées, il enchaînait tout sur lui. Il portait neuf chaînes accrochées à son gilet et à son pantalon. À part sa chaîne de montre et la chaîne de son lorgnon, il avait une chaîne à son cure-dents, une chaîne à son porte-cigare, une chaîne à sa boîte d’allumettes, une chaîne à son canif, une chaîne à ses clefs, une chaîne à son porte-monnaie et une chaîne à son étui à chapelet. Cette idée lui était venue tout-à-coup, comme une inspiration, et il s’en glorifiait hautement. D’abord, par ce moyen, impossible de perdre quelque chose ; ensuite, ces chaînes, quand il ouvrait son veston en public, donnaient à ceux qui ne le connaissaient pas une haute idée de sa personne : on le prenait pour un caissier

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