Page:Binet - La Vie de P. de Ronsard, éd. Laumonier, 1910.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
COMMENTAIRE HISTORIQUE

ménager l’amour-propre des deux partis que pour obtenir de Ronsard un changement de style dans toutes ses œuvres. Il y avait deux ans déjà que L’Hospital et quelques amis désintéressés de Ronsard cherchaient à lui montrer le tort qu’il se faisait par les excès de sa manière pindarique et alexandrine : le conseil que L’Hospital charge Morel de donner à Ronsard était loin d’être nouveau, et d’ailleurs il ne concerne que le style des vers qu’on lui demande de composer en faveur de Saint-Gelais et de Carle. — Enfin, si L’Hospital avait écrit l’Elegia au moment même où il voulait réconcilier les adversaires, il n’y eût pas étalé, comme il l’a fait, les torts de Saint-Gelais, il ne l’eût pas criblé, comme il l’a fait, des traits de la plus mordante ironie.

Mlle Evers, prévoyant cette dernière objection, répond subtilement que ce fut là de la part de L’Hospital une suprême habileté pour amener Ronsard à faire la paix, et que, s’il a rempli son Elegia de sarcasmes et de reproches à l’adresse de Saint-Gelais, c’est simplement pour flatter la vanité de Ronsard et rendre plus acceptable le conseil déplaisant qu’il lui donnait, à savoir de sacrifier l’érudition dont il était si fier, et même de flatter ses adversaires, pour obtenir d’eux le silence et la paix ; que d’ailleurs il faut supposer que cette Elegia ne fut jamais lue de Saint-Gelais ni de ses amis, qui, se voyant traités si insolemment, auraient repoussé toute idée de réconciliation.

Si, pour étayer le raisonnement de Mlle Evers, une telle supposition est nécessaire — et elle l’est en effet — ce raisonnement tombe de lui-même, car elle est inadmissible. Comment croire que L’Hospital se fût donné la peine, pour arriver à ses fins, d’écrire une pièce de 176 vers latins, et quel besoin aurait-il eu de la mettre dans la bouche de Ronsard comme une apostrophe adressée par Ronsard à ses ennemis, si elle avait dû rester confidentielle ? Tout porte à croire, au contraire, qu’elle fut écrite pour être lue de toute la Cour, comme une œuvre sortie de la plume de Ronsard lui-même, et par conséquent dès le début de la querelle ouverte, vers juillet-août 1550. Les quatre premiers vers suffiraient à dater cette Elegia :

Magnificis aulae cultoribus atque Poetis
Haec Loria scribit valle Poeta novus,
Excusare volens vestras quod laeserit aures,
Obsessos aditus jam nisi livor habet.


Quant au passage où Mlle Evers voit un conseil détourné à Ronsard, tout à fait comparable à celui que contient la lettre de L’Hospital à Morel, le voici traduit, avec l’insulte qui le précède et la menace qui le suit : « Et cependant (dit Ronsard) il est une chose qui me console, et sert de baume aux coups et blessures que j’ai reçus. Si j’étais méprisé de toi, tu n’attaquerais pas ainsi mes vers, tu ne me mordrais pas si souvent, comme tu le fais de ta bouche rageuse, tu ne craindrais pas que tes œuvres fussent délaissées quand on aura lu les miennes, tu ne dirais pas en toi-même : « Hélas ! que faire ? Il va nous détrôner, nous rendre au commun des mortels, nous susciter mille ennuis. Dès qu’on aura vu et entendu ses vers, ils plairont ; ils plairont, et les nôtres sans valeur seront foulés aux pieds honteusement. » Voilà ce que tu penses,