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VIE ET ŒUVRE

bonheur et la vertu et l’utilité consistent en la vérité. Et la vérité que j’ai acquise pendant les trente-deux années de mon existence, c’est que la situation où nous sommes placés est horrible.

« Prenez la vie telle qu’elle est. Vous vous êtes placés dans cette situation, » dit-on. Comment donc prendre la vie telle qu’elle est ! » Dès que l’homme arrive au degré supérieur de son développement, il voit clairement que tout est gâchis, tromperie, et que la vérité qu’il aime cependant mieux que tout est horrible, qu’aussitôt qu’on l’apercevra nettement on se réveillera et dira avec horreur, comme mon frère : « Mais qu’est-ce que c’est ? » Mais sans doute, tant qu’existe le désir de savoir et de dire la vérité, on tâche de la connaître et de la dire. C’est la seule chose qui me soit restée de ma conception morale et au-dessus de quoi je ne puis me placer. C’est la seule chose que je ferai, seulement pas sous forme de votre art. L’art, c’est le mensonge, et moi je ne puis déjà plus aimer le beau mensonge… Je vivrai ici tout l’hiver pour cette raison qu’il m’est tout à fait égal de vivre n’importe où. Écrivez-moi, je vous prie. Je vous aime comme mon frère vous a aimé et s’est souvenu de vous jusqu’au dernier moment. L. Tolstoï[1]. »

Léon Nikolaievitch, qui avait vu à Sébastopol des milliers de morts, ne les regardait alors qu’avec des yeux corporels. Ici, à la mort de son frère aimé, pour la première fois il contemple la mort

  1. Fet, Mes Souvenirs, 1re partie, p. 350.