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Page:Biriukov - Léon Tolstoï, vie et oeuvre 3.djvu/201

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VIE ET ŒUVRE

tique est pour moi ce qu’il y a de plus assommant au monde. Dans la critique d’art, tout est vérité, et l’art n’est l’art que parce qu’il est tout. Je m’aperçois avec crainte que j’ai déjà mon esprit d’été : tout ce que j’ai écrit me dégoûte. J’ai maintenant chez moi les épreuves pour le numéro d’avril, et j’ai peur de n’avoir pas le courage de les corriger. Tout y est mauvais et il faut tout récrire. Il faut barrer tout ce qui est composé, le jeter au panier, y renoncer et dire : Pardon, je suis coupable et ne le ferai plus, et tâcher d’écrire quelque autre chose, moins embrouillé. Voilà dans quel état je suis ; c’est très désagréable. Et ne me faites plus d’éloges pour mon roman. Pascal serrait sa ceinture munie de clous, chaque fois qu’un éloge lui faisait plaisir ; j’ai aussi besoin d’une pareille ceinture. Prouvez-moi votre amitié sincère : ou n’écrivez rien de mon roman ou n’écrivez que ce que vous y voyez de mauvais. Et s’il est vrai, ce que je soupçonne, que j’ai faibli, alors je vous en prie, écrivez-le-moi. Notre métier d’écrivain est hideux, dépravant, chaque écrivain est entouré d’une nuée de louangeurs, qu’il garde avec précaution, et il ne peut avoir aucune idée de sa valeur, ni du moment où son talent commence à faiblir. Je ne voudrais pas tomber dans cette erreur et me dépraver plus longtemps. Je vous prie de m’aider en cela. Surtout ne vous dites pas que votre critique sévère pourrait arrêter l’activité d’un homme qui eût du talent. Mieux vaudrait s’arrêter après Guerre et Paix que d’écrire la Pendule ou autre chose de ce genre[1]. »

  1. Archives de V. G. Tchertkov.