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CENTRALISATION ET DÉCENTR.

« L’excès est dans toute centralisation qui, soit par la confusion des deux pouvoirs, soit par leur solidarité, dans un intérêt religieux ou dans un intérêt politique, porte une atteinte directe ou indirecte à la liberté des consciences et des cultes. Nous regardons également comme exagérée une centralisation qui, tantôt à titre de tutelle, tantôt à titre de police, soumettrait à son action préventive les droits collectifs ou même individuels des citoyens ; qui, par exemple, sous le prétexte que les communes seraient incapables de faire leurs affaires, se chargerait de les faire elle-même par ses agents, désignerait leurs maires, leurs percepteurs, leurs maîtres d’école, leur curé et bientôt leurs gardes champêtres ; ne permettrait à leurs conseils de s’assembler qu’avec sa permission ; se réserverait de faire annuellement leurs budgets, et qui, même après la dépense votée et autorisée, prétendrait encore en régler l’exécution en imposant à ces malheureuses communes, qui les paient en définitive, ses plans, ses ingénieurs, ses architectes. Je tiens pour excessive une centralisation qui enlacerait presque tous les actes des citoyens dans la nécessité d’autorisations préalables, au point de ne leur permettre ni de prier Dieu, ni de se mouvoir d’un lieu à un autre que sous son bon plaisir. Je n’hésite pas à déclarer abusive une centralisation qui, après avoir ainsi donné tout pouvoir aux agents de l’autorité sur les citoyens, refuserait à ceux-ci tout recours contre ces mêmes agents déclarés inviolables sous la protection d’un Conseil d’État choisi par elle ; une centralisation qui à l’aide de conflits qu’elle élèverait et résoudrait selon sa volonté, dessaisirait la justice ordinaire (p. 38)…

« Le premier et le plus grave reproche qu’on soit en droit d’adresser à une telle centralisation, c’est d’exercer sur la moralité publique et privée une influence funeste (p. 41)… Habituez l’âme à s’abdiquer devant la volonté d’autrui, à se résigner devant la force ; ôtez-lui la conscience de sa liberté et de sa responsabilité, réduisez-la à concentrer son activité et son énergie dans un cercle étroit de petits intérêts personnels et égoïstes ; alors, soyez-en certain, au bout de peu de temps l’énervation morale commencera à se manifester… Comme cependant il faut toujours à l’âme une sphère d’activité quelconque, si vous lui retranchez les préoccupations de la chose publique, vous la rejetez forcément dans la poursuite exclusive de la fortune et dans la recherche désordonnée des jouissances matérielles ou des plus puériles vanités.» (Voy. plus loin le chap. II.)

« Mais ce ne sont pas seulement les élans généreux de l’âme que la centralisation étouffe ; c’est aussi l’intelligence qu’elle atteint ; car en détruisant la liberté, elle éteint par cela même le foyer où cette intelligence trouve ses aliments nécessaires… » (V. plus loin le chap. II.)

« Eh bien, c’est après avoir détruit chez les peuples toute fierté, toute intelligence, et jusqu’au goût des affaires publiques, que la centralisation s’en fait un titre pour se perpétuer ! (p. 46)… Quand sortirons-nous donc de ce cercle vicieux dans lequel on enferme la France depuis des siècles ? Toute tutelle prolongée produit infailliblement une certaine incapacité, et cette incapacité sert de prétexte pour continuer la tutelle indéfiniment. Laisser les citoyens, à leurs risques et périls, s’occuper de leurs affaires, et vous verrez, si après quelques écarts, quelques erreurs, ils n’arriveront pas à les mieux faire qu’aucun fonctionnaire salarié. »

Un autre effet d’une centralisation excessive est d’épuiser en dépenses improductives les sources du travail. Lorsque des gouvernements ont interdit à leurs sujets l’aliment de la vie publique, il faut bien qu’ils le remplacent par des distractions sans cesse renouvelées. « Or ces distractions s’épuisent vite et coûtent cher ; et comme la dernière et la plus efficace diversion au malaise moral des peuples qui ne font pas eux-mêmes leurs affaires est la guerre, c’est toujours vers cette dernière ressource que la politique centralisatrice est invinciblement poussée. Elle y trouve, en effet, une diversion utile pour quelque temps ; mais la guerre, comme moyen de vivre et de durer, c’est au bout d’un temps donné la ruine inévitable… Entre deux peuples qui entreront en lutte les premiers succès sont à peu près assurés à celui des deux qui peut disposer le plus facilement et le plus rapidement de ses ressources en argent et en soldats, par conséquent à celui dont le gouvernement est le plus concentré. Mais si le conflit se prolonge, la chance tourne au profit du gouvernement libre (p. 82) », 1° parce qu’il faut recourir au crédit et que le crédit vit des garanties que les institutions libres peuvent seules lui assurer ; 2° parce qu’il n’y a que les peuples libres qui ont le privilége de pouvoir subir plus d’un échec sans être abattus et de suppléer aux pertes matérielles par les forces morales.

La fréquence de nos révolutions ne provient pas de la prétendue légèreté du peuple ; elle a pour cause : d’une part, l’excès de responsabilité que fait peser sur l’État son pouvoir démesuré, et d’autre part, l’absence de toute responsabilité qui en résulte pour les individus. « Dépouiller ceux-ci de toute participation aux affaires communes, c’est non-seulement les décharger de toute responsabilité, mais leur en faire perdre jusqu’à la conscience. C’est les porter invinciblement à s’en prendre à leur gouvernement de tout ce qui peut leur causer quelque dommage, ou même de ce qui peut contrarier leurs désirs (p. 94).

« Un autre effet non moins forcé et non moins dangereux de la centralisation, c’est d’accroître outre mesure la capitale aux dépens des provinces, de constituer une tête énorme sur un corps grêle. » L’attraction exercée par les villes n’est bonne ni au point de vue des mœurs, ni au point de vue de la reproduction. Elle n’est pas plus rassurante au point de vue politique. On l’a dit avec vérité, Paris est un amas de poussière qui, lorsqu’il est soulevé par la tempête, ne peut être dirigé ni contenu ; il renverse tout et n’a plus d’autre loi que le hasard. Les gouvernements qui ont la conscience de ce danger, auront toujours les yeux ouverts sur ce point où se concentre toute leur vie ; ils sauront qu’un seul coup frappé à ce point, c’est la mort, une mort soudaine, foudroyante. Ils y réuniront donc toutes leurs forces, toutes leurs ressources, tous les grands travaux ; il faut que cette masse n’ait pas un instant de chômage, et plus ils feront, plus ils aggraveront le mal ; car