ils accumuleront plus de matériaux dans ce foyer toujours incandescent. »
C’est une erreur que de croire que lorsque la centralisation est combinée avec des institutions libres, ses dangers disparaissent pour ne laisser subsister que ses avantages. « La centralisation, telle qu’elle existe en France, est, selon moi, absolument et radicalement incompatible avec des institutions libres un peu sérieuses ; car elle en affecte les sources, en trouble le jeu et en pervertit le caractère… Il faut à de pareilles institutions des hommes assez intelligents pour les comprendre, assez expérimentés pour les pratiquer utilement, offrant assez de garanties pour ne pas en abuser. Or de tels hommes ne s’improvisent pas. Où peuvent-ils se former, si ce n’est dans des institutions secondaires qui leur offrent les moyens de se préparer et les occasions de faire leurs preuves (p. 112)… » ; et plus loin « Où pourrions-nous donc apprendre la vie publique et nous y préparer, si ce n’est dans des institutions municipales et départementales fortement émancipées, où se débattraient avec vivacité les affaires communes et qui peu à peu nous donneraient les mœurs et les pratiques de la liberté (p. 114) ? » (Voy. le chap. II.)
« Ce n’est pas tout. Lorsque cette représentation composée d’éléments mal préparés est en face du Gouvernement, que se passe-t-il ? Le pouvoir armé de toutes les forces de sa centralisation, pèse sur l’assemblée dont il lui faut conquérir la majorité à tout prix. Cette centralisation devient alors le grand instrument du Gouvernement ; elle sert à pervertir le jeu des institutions et elle se pervertit elle-même à cet usage… »
« Il y a plus : ce qui caractérise le gouvernement représentatif, c’est de désintéresser les révolutions en facilitant les réformes… Eh bien ! cet avantage, la centralisation le lui enlève… En effet, les réformes ne peuvent être qu’une transaction entre le pouvoir central et les exigences de l’opinion. Mais lorsque l’équilibre n’existe pas entre les forces du pouvoir et celles de l’opinion, pourquoi transigerait-il ? Il a en mains les moyens de sortir toujours vainqueur de la lutte parlementaire ; il ne subira jamais cette pression salutaire qui produit les réformes. Les symptômes les plus alarmants, les avertissements les plus significatifs ne troubleront pas ses illusions ;les esprits se familiariseront peu à peu avec l’idée de révolution ; la sécurité du monde officiel sera encore entière que l’édifice sera déjà miné et qu’il suffira du plus léger accident pour le faire crouler tout à coup et au premier choc (p. 118).
« Laissons au pouvoir absolu sa centralisation ; ce sont deux éléments qui s’harmonisent parfaitement. Ne nous obstinons plus à vouloir concilier deux choses aussi profondément inconciliables que la centralisation et la liberté (p. 122). »
Les auteurs que nous avons cités — et nous pouvons dire, tous les publicistes — sont d’accord pour dire que la centralisation est une affaire « de temps et de mesure ». Ni la centralisation ni la décentralisation ne méritent tant d’honneur, ni tant d’indignité. Toutes les nations éprouvent le besoin de ce que Tocqueville, et d’autres après lui, ont nommé la centralisation politique on gouvernementale, elles l’éprouvent même à un plus haut degré qu’on a voulu l’admettre pendant longtemps. C’est pour satisfaire ce besoin que l’Italie et l’Allemagne se sont unifiées, c’est lui qui a inspiré à la Suisse les modifications constitutionnelles de 1848 et de 1874, c’est lui qui a soutenu les États du nord de l’Union américaine dans la guerre civile de 1862-1865, c’est ce besoin aussi qui a sauvé plusieurs fois la France de l’anarchie. Seulement, on veut que l’intérêt collectif ne fasse pas souffrir l’intérêt individuel, ne tue pas l’initiative des particuliers. Et avec raison. Non qu’une centralisation même excessive produise tout le mal que M. Odilon Barrot lui attribue. Le célèbre orateur s’est laissé emporter par son éloquence bien au delà du but. Nous ne croyons pas que la centralisation française — qui fut autrefois réellement excessive — ait détruit chez nous « toute fierté, toute intelligence » ; ce sont là des exagérations qu’il suffit de signaler pour les faire apprécier à leur juste valeur. Oui, notre intérêt réclame, notre dignité exige notre intervention dans les affaires publiques et spécialement dans les affaires locales, mais c’est de la pure déclamation que de faire exercer par la centralisation « sur la moralité publique et privée une influence funeste ».
En effet, de quoi s’agit-il au fond ? De permettre aux conseils municipaux et aux conseils généraux de prendre des décisions sur un plus grand nombre de questions sans avoir besoin de l’autorisation préfectorale ou ministérielle. Tout ce qui a été dit sur la décentralisation se réduit à la proposition que nous venons de formuler. Les uns demandent un peu plus, les autres un peu moins, mais toutes les demandes pourraient se classer d’après le nombre des approbations ministérielles qu’elles réclament ou rejettent. Supposons qu’on accorde au conseil municipal de Paris (de Lyon, Marseille, etc.. etc.) le maximum des pouvoirs dont cité jouisse quelque part au monde. Qu’en résulterait-il ? Que les 80 membres du conseil municipal auraient les coudées un peu plus franches dans leurs délibérations. Mais quelle influence cela peut-il avoir sur le caractère, sur l’intelligence, sur les mœurs des 1,800,000 autres habitants de Paris ? Se sentiront-ils plus libres, plus moraux, plus heureux parce que telle délibération du conseil municipal ne sera plus soumise à la formalité d’une approbation ? Encore une fois, nous ne faisons pas fi des libertés municipales, nous sommes grandement intéressés à leur possession, nous devons les revendiquer avec insistance lorsqu’elles nous sont refusées, mais prenons les choses telles qu’elles sont, comparons les attributions des conseils municipaux de 1837 avec celles de 1866, ou celles des conseils généraux de 1838, 1867 et 1871 — elles ne diffèrent que par le plus et le moins, et demandons-nous quel effet cet accroissement d’attributions peut avoir sur notre « moralité » et notre « intelligence », à nous qui ne sommes pas membres de ces conseils, et qui, généralement, n’en suivons même pas les débats ? Encore une fois, l’extension de ces attributions n’en était pas moins désirable, seulement toute cette rhétorique aurait pu être mieux employée.