Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/130

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimables en la douloureuse langue humaine. Des morts, des agonisants, des blessés de la terre ou des blessés du ciel, les éperdus de la joie et les éperdus de la tristesse, défilaient par troupes infinies en levant des millions de bras, et, seule, cette nef paisible où s’agenouillait la conscience introublée de quelques élus, naviguait en chantant dans un calme profond qu’on pouvait croire éternel.

— Ô sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez en moi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots ! Plus que jamais, hélas ! il aurait voulu pouvoir se jeter à cette vie d’extase, que lui interdisaient toutes les bourbes sanglantes de son cœur.

« Je ne crois pas, — écrivait-il à Leverdier vers la fin de la première semaine, — que, parmi toutes nos abortives impressions d’art ou de littérature, on en puisse trouver d’aussi puissantes, à moitié, sur l’intime de l’âme. Visiter la Grande Chartreuse de fond en comble est une chose très simple, très capable assurément de meubler la mémoire de quelques souvenirs et, même, de fortifier le sens chrétien de quelques notions viriles sur la lettre et sur l’esprit évangéliques, mais on ne la connaît pas dans sa fleur de mystère quand on n’a pas vu l’office de nuit. Là, est le vrai parfum qui transfigure cette rigoureuse retraite, d’un si morne séjour pour les cabotins du sentiment religieux. Je ne crains pas d’abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pour moi le plus rafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se dit qu’on ne savait rien de la vie monastique. On s’étonne même d’avoir si peu connu le christia-