Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/143

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succession, et le banal convoi s’éloigne bientôt, — Dieu merci ! — avec certitude, dans un brouillard d’immortels regrets.

À la Chartreuse, quelle différence ! De quoi pourraient s’informer ces muets d’amour qui ne parlent que pour louer le Seigneur et qui n’ont jamais eu la pensée de juger leurs frères ? Ils savent que le compagnon de leur solitude est maintenant une âme devant Dieu et ils savent aussi, mieux que personne, ce que c’est qu’une âme et ce que c’est que d’être devant Dieu !

Une simple croix de bois, sans aucune inscription, garde la tombe des chartreux. On donne, par exception, une croix de pierre aux Supérieurs Généraux. C’est une marque de respect usitée dès les premiers temps de l’Ordre. Marchenoir, ignorant encore la prodigieuse longévité des chartreux, s’étonna de voir leur cimetière occuper un espace si peu considérable. Il paraît que les victimes de la Ribote sont mille fois plus nombreuses que celles de la Pénitence, et qu’une Règle austère est la plus sûre des hygiènes. Il en eut la preuve en apprenant qu’un registre des décès de la Grande Chartreuse serait presque une liste de centenaires. On voit de ces interminables religieux qui ont plus de soixante et dix ans de profession et il n’est pas rare qu’un solitaire ne meure qu’après cinquante ans de Chartreuse.

En ce moment, d’ailleurs, Marchenoir ne pensait guère à demander l’âge de celui qu’il vit mettre en terre, et personne, peut-être, n’eût été capable de le renseigner avec précision. Pour ces âmes penchées sur l’abîme, la vie représente un certain poids de mérite et voilà tout. Au point de vue absolu, « le