Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/176

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qu’elle soit. Si c’est votre partage d’écrire de beaux livres, sans consolation et sans salaire, au milieu de continuelles souffrances, votre situation est toute faite et cinquante fois plus brillante, j’imagine, que celle d’un premier ministre qui sera, demain matin ou demain soir, roulé à coups de bottes dans un escalier d’oubli. Seulement, j’ai peur que ce don de force qui ferait de vous, peut-être, un grand homme d’action par l’épée ou par la parole, si vous en aviez l’emploi, ne se retourne à la fin contre vous-même et ne vous jette dans le désespoir.

— Vous avez raison, mon père, et je ne suis pas non plus sans terreur, répondit Marchenoir. L’espérance est la seule des trois vertus théologales contre laquelle je puisse m’accuser, en toute sincérité, d’avoir sciemment et gravement péché. Il y a en moi un instinct de révolte si sauvage que rien n’a pu le dompter. J’ai fini par renoncer à l’expulsion de cette bête féroce et je m’arrange pour n’en être pas dévoré. Que puis-je faire de plus ? Chaque homme est, en naissant, assorti d’un monstre. Les uns lui font la guerre et les autres lui font l’amour. Il paraît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j’ai été honoré de la compagnie habituelle du roi des monstres : le Désespoir. Si Dieu m’aime, qu’il me défende, quand je n’aurai plus le courage de me défendre moi-même ! Ce qu’il y a de rassurant, c’est que je ne peux plus être surpris, puisque je ne crois pas au bonheur. On dit quelquefois que je suis un homme supérieur et je ne le nie pas. Je serais un sot et un ingrat de désavouer cette largesse que je n’ai rien fait pour mériter. Eh bien ! si le bonheur est déjà presque irréalisable pour le plus médiocre des êtres,