Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/193

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Denfert-Rochereau, où demeurait Leverdier, qu’il avait, non sans combat, résolu de voir tout d’abord, avant de rentrer chez lui, — une palpitation le secoua en apercevant le restaurant banal, théâtre de sa première rencontre avec la Ventouse, devenue, par lui, cette sublime Véronique essuyant la Face du Sauveur. Il fut, à l’instant, ressaisi de tout son trouble et d’une crainte plus grande de l’inconnu. Son ami lui parut un homme infiniment redoutable qui allait prononcer de définitives choses et il monta son escalier avec tremblement.

Après les premiers cris et la première étreinte, ces deux êtres si singuliers, chacun en son genre, s’assirent l’un en face de l’autre, les mains dans les mains, haletants, pantelants, larmoyants, bégayants : — Mon cher ami ! — Mon bon Georges ! — tous deux, déjà ! sentant monter, du fond même de leur joie, l’impossibilité de l’exprimer, — comme si les bourgeois avaient raison et qu’il existât une jalouse prohibition de l’Infini contre tous les sentiments absolus !

— Mais j’y pense, cria Leverdier, en se levant avec précipitation, tu dois avoir besoin de prendre quelque chose. Je viens justement de faire du café et je possède d’excellent genièvre. Tu vas être servi à l’instant.

Marchenoir, silencieux, frémissant, n’osant interroger, remarquait que le nom de Véronique n’avait pas encore été prononcé. Il observait aussi, que l’empressement de son ami était quelque peu fébrile et tumultueux et, qu’en somme, il aurait fallu dix fois moins de temps pour servir la plus grande tasse du meilleur café de la terre.