Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/203

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vous croyait perdue à jamais. Votre disparition nous avait tous désespérés, et, pour mon propre compte, je vous donne ma parole d’honneur que j’étais inconsolable… Mais vous avez eu pitié de vos victimes et vous nous revenez, sans doute. Pauvre agneau, il t’a lâchée, je l’espère, ce sauvage avec qui tu vivais ?

Ces paroles équivalentes à rien et proférées d’une voix lointaine, défunte, paraissant sortir d’un phonographe vert-de-grisé, où elles auraient été inscrites depuis soixante ans, voulaient surtout cacher l’étonnement du vieux malandrin.

Quinze ou dix-huit mois auparavant, il avait eu l’audace de se présenter chez Marchenoir, dont il avait découvert l’adresse, sous prétexte d’offrir une occasion de dentelles, en réalité pour négocier un stupre fastueux, dont les conditions inouïes, chuchotées à l’oreille de son ancienne cliente, lui paraissaient devoir tout emporter. Mais, dès le premier mot, Véronique avait été chercher son ami qui travaillait dans la chambre voisine, et celui-ci avait simplement ouvert la fenêtre, en sourcillant d’une façon si claire, que l’ambassadeur, abandonnant, pour quelques instants, sa dignité, avait cru devoir disparaître aussitôt par l’escalier.

— Monsieur Nathan, répondit la visiteuse avec fermeté, mais sans colère, je ne suis pas venue pour vous faire des confidences et je vous prie de me parler convenablement, sans me tutoyer, si c’est possible. Il s’agit d’une affaire des plus simples. Vous savez arracher les dents, n’est-ce pas ? Combien me prendrez-vous pour m’arracher toutes les dents ?

Pour le coup, Nathan n’essaya plus de dissimuler sa stupéfaction. Machinalement, il vérifia d’un geste