Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/419

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« Il faudrait n’être pas un moribond pour te raconter cette histoire. Jour par jour, heure par heure, j’ai vu se dissoudre et se déformer, d’une manière horrible, cette belle raison, cette perle exalumineuse du manteau du Christ, cette étincelle d’Orient de la simplicité la plus divine !

« Elle en vint à ne plus me reconnaître… Son Joseph nourricier, son Sauveur, — comme elle m’appelait, — était captif dans une contrée lointaine, et je lui paraissais un bourreau venu à sa place pour la tourmenter.

« J’ai dû subir, dans d’inexprimables affres, la peine sans nom de l’entendre me maudire, en me regardant de ses sublimes yeux égarés, où se peignaient je ne sais quelles images inconnues. Il m’a fallu voir cette infortunée à genoux, pendant des heures, se tordant au pied de son crucifix, et criant à Dieu de me délivrer de ma prison, de lui rendre le pauvre homme qui lui avait donné du pain et qui languissait dans un lieu de ténèbres, pour sa récompense de l’avoir aimée…

« En ce moment, je ne souffre plus de ces choses. Tout ce qu’une âme comprimée et retordue par la plus mortelle angoisse, peut exsuder de douleur, est sorti de la mienne. C’est fini. Je convole maintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie.

Il faut me pardonner, mon frère Georges, de t’avoir laissé ignorer tout cela. Tu m’avais écrit les difficultés imprévues de ton existence nouvelle, acceptée pour l’amour de moi, et l’étroite servitude où te réduisait ton avare tante. J’ai reçu régulièrement les soixante francs que tu m’envoyais tous les mois, et que Dieu te bénisse pour cette charité, mais tu ne