Page:Boccace - Décaméron.djvu/108

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galère de corsaires survint, qui fit main basse sur tout l’équipage et s’enfuit avec sa prise. Madame Beritola, sa lamentation quotidienne finie, retourna au rivage pour rejoindre ses enfants, comme elle avait coutume de faire, et ne trouva personne. De quoi elle s’étonna tout d’abord, puis soudain, se doutant de ce qui était arrivé, elle jeta les yeux sur la mer et vit la galère qui n’était pas encore fort éloignée et qui emmenait le navire derrière elle. Par quoi elle comprit que, de même que son mari, elle avait perdu ses fils. Et se voyant pauvre, et seule, et abandonnée, sans savoir si elle devait jamais retrouver aucun des siens, elle tomba évanouie sur le rivage en appelant son mari et ses enfants. Il n’y avait là personne pour rappeler par de l’eau fraîche ou autrement ses forces perdues ; pour quoi, ses esprits purent aller à la débandade tant qu’il leur plut ; mais après qu’en son misérable corps ses forces furent revenues avec les larmes et les gémissements, elle appela longuement ses enfants, et s’en alla longtemps les cherchant dans toutes les cavernes environnantes. Quand elle vit que sa peine était vaine et que la nuit arrivait, espérant et ne sachant quoi, elle se préoccupa de son propre sort, et, s’éloignant du rivage, elle se réfugia dans cette même caverne où elle était accoutumé de pleurer et de se lamenter. Après une nuit passée dans une frayeur mortelle et une douleur indescriptible, le jour vint, et l’heure de tierce étant passée, comme elle n’avait pas soupé la veille, elle se mit, poussée par la faim, à manger de l’herbe comme elle put, pleurant et vivement préoccupée de la façon dont elle allait vivre. Pendant qu’elle songeait ainsi, elle vit venir une chèvre qui, après être entrée tout près de là dans une caverne, en sortit peu d’instants après et s’en alla dans la forêt. Pour quoi, s’étant levée, elle entra dans la caverne d’où la chèvre était sortie, et vit deux petits chevreaux, nés sans doute le jour même, et qui lui parurent la chose la plus douce et la plus charmante du monde. Comme depuis son nouvel accouchement son lait n’était pas encore passé, elle les prit tendrement, et les mit sur son sein. Ceux-ci ne refusant point le service offert, se mirent à la téter comme ils auraient fait avec leur mère, et depuis ce moment ne firent aucune distinction entre leur mère et elle. Pour quoi, la gente dame, estimant avoir trouvé en ce lieu désert une compagnie, et devenue l’amie de la chèvre non moins que de ses petits, résolut de vivre et de mourir là, paissant l’herbe et buvant de l’eau, et pleurant chaque fois qu’elle se rappelait son mari, ses fils et sa vie passée.

« La gente dame demeurant en cet état et devenue sauvage, il advint, après plusieurs mois, que poussé aussi par une tempête, un navire de Pisans vint à l’endroit où elle était arrivée elle-même longtemps avant, et qu’il y demeura