Page:Boccace - Décaméron.djvu/109

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plusieurs jours. Sur ce navire était un gentilhomme nommé Conrad, des marquis Malespini, avec une sienne dame vertueuse et sainte ; ils revenaient en pèlerinage de tous les lieux saints qui sont dans le royaume de Pouille, et s’en retournaient chez eux. Un jour Conrad pour se désennuyer se mit à parcourir l’île avec sa femme, quelques-uns de ses familiers et ses chiens. Arrivés non loin de l’endroit où était madame Beritola, les chiens de Conrad commencèrent à poursuivre les deux chevreaux qui, déjà grands, s’en allaient paître. Les chevreaux, chassés par les chiens, ne cherchèrent pas d’autre refuge que la caverne où était madame Beritola. Ce que voyant, celle-ci se leva, prit un bâton et fit reculer les chiens. À ce moment, Conrad et sa femme, qui suivaient leurs chiens, étaient survenus, et voyant cette femme qui était devenue noire, maigre et poilue, ils furent très surpris, et madame Beritola s’étonna encore plus de les voir. Mais après que, sur ses instances, Conrad eût fait retirer ses chiens, ils l’amenèrent après force prières à dire qui elle était et ce qu’elle faisait là ; et elle leur fit connaître entièrement sa condition, ses malheurs et sa sauvage résolution. Ce qu’entendant, Conrad, qui avait beaucoup connu Arrighetto Capece, pleura de compassion, et par de douces paroles s’efforça de la détourner de sa sauvage résolution, lui offrant de la ramener chez elle, ou de la garder auprès de lui, avec autant de respect que si elle eût été sa propre sœur, jusqu’à ce que Dieu lui envoyât fortune plus joyeuse. La dame ne se pliant pas à ses offres, Conrad la laissa avec sa femme à qui il dit de faire venir de quoi manger, de revêtir la pauvre déguenillée d’une de ses robes, et de faire tout son possible pour la ramener avec elle. La gente dame, restée avec madame Beritola pleura tout d’abord beaucoup avec elle sur ses infortunes, et ayant fait venir des vêtements et de la nourriture, l’amena avec la plus grande peine du monde à les prendre et à manger ; enfin après beaucoup de prières, et madame Beritola lui affirmant qu’elle ne consentirait jamais à aller là où elle serait connue, elle lui persuada de s’en venir avec elle en Lunigiane avec les deux chevreaux et la chèvre, laquelle entre temps était rentrée, et, non sans grande surprise de la gente dame, lui avait fait une très grande fête. Sur ces entrefaites, le beau temps étant revenu, madame Beritola monta avec Conrad et sa femme sur leur navire, ainsi que la chèvre et les deux chevreaux, à cause desquels — comme la plupart ne savaient pas son nom — elle fut surnommée la Chevrière, et poussés par un bon vent jusqu’à la baie de la Magra, ils y mirent pied à terre et montèrent à leur château. Là, madame Beritola, en habit de veuve, se tint auprès de la femme de Conrad, humble et obéissante, comme si elle était sa damoiselle, et portant toujours grande