Page:Boccace - Décaméron.djvu/110

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tendresse à ses chevreaux qu’elle faisait amplement nourrir.

« Les Corsaires qui s’étaient emparés à Ponza du navire sur lequel madame Beritola était venue, s’en allèrent avec tous ses compagnons à Gênes après l’avoir laissée, ne l’ayant pas vue. Là, le butin ayant été partagé entre les patrons de la galère, la nourrice de madame Beritola et les deux enfants échurent entr’autres choses à un messer Guasparrino d’Oria, qui l’envoya avec les deux enfants à sa demeure pour y servir tous trois en qualité de serfs. La nourrice affligée outre mesure de la perte de sa dame et de la malheureuse fortune où elle se voyait tombée, elle et les deux enfants, pleura longtemps ; mais quand elle vit que les larmes ne servaient à rien, et qu’elle était esclave comme eux — encore qu’elle fût une pauvre femme elle était cependant sage et avisée — elle se consola d’abord du mieux qu’elle put ; puis voyant où ils étaient arrivés, elle s’avisa que si les deux enfants étaient reconnus, ils pourraient d’aventure recevoir de mauvais traitements. En outre, espérant qu’un jour ou l’autre la fortune pourrait changer, et qu’eux-mêmes, s’ils étaient encore vivants, pourraient revenir à leur situation perdue, elle pensa qu’il ne fallait découvrir à personne qui ils étaient avant qu’elle ne vît qu’il en fût temps ; de sorte que, à tous ceux qui l’interrogeaient là-dessus, elle disait qu’ils étaient ses fils. Elle n’appelait pas l’aîné Giusfredi, mais Jeannot de Procida ; quant au plus jeune, elle ne prit pas la peine de changer son nom ; et elle eut grand soin d’expliquer à Giusfredi pourquoi elle avait changé le sien, et à quel danger il pouvait être exposé s’il était reconnu. Et elle lui rappelait cela non une fois, mais très souvent ; sur quoi l’enfant, qui était fort intelligent, se conduisait avec beaucoup de prudence, suivant la recommandation de la sage nourrice.

« Les deux garçons et la nourrice, mal vêtus et plus mal chaussés, employés aux plus vils offices, vécurent donc ensemble patiemment pendant plusieurs années dans la demeure de messer Guasparrino. Mais Jeannot, âgé déjà de seize ans, ayant plus de cœur qu’il ne convenait à un serf, et dédaignant la bassesse de sa condition servile, monta un jour sur les galères qui allaient à Alexandrie, et quittant le service de messer Guasparrino, s’en alla en plusieurs endroits, mais sans pouvoir réussir en rien. À la fin, trois ou quatre ans après son départ de chez messer Guasparrino, étant devenu un beau et grand jeune homme, et ayant appris que son père qu’il croyait mort était encore vivant, mais retenu en captivité et en prison par le roi Charles, il parvint, quasi désespérant de la fortune et allant à l’aventure, en Lunigiane, où il devint par hasard un des familiers de Conrad Malespina, qu’il servit très fidèlement et qui en fut très satisfait. Et bien que quelquefois il vît sa mère qui était