Page:Boccace - Décaméron.djvu/263

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l’esprit ; puis, vous et moi, nous prendrons ensemble là-dessus le parti qui vous semblera le meilleur. Si vos paroles ne mentent pas, et par ce que j’ai aussi compris de vos allures de jour et de nuit, vous brûlez d’un grandissime amour pour les deux jeunes filles que vous aimez, et dont moi j’aime la troisième sœur. À cette ardeur, si vous voulez vous y prêter, mon cœur me donne de trouver très doux et plaisant remède qui est celui-ci : vous êtes de richissimes jeunes gens, ce que moi je ne suis pas ; si vous voulez réunir vos richesses en une et m’en faire avec vous troisième possesseur, puis choisir en quelle partie du monde vous désirez que nous allions mener joyeuse vie avec nos maîtresses, sans aucun doute, je ferai que les trois sœurs, avec une grande partie des biens de leur père, s’en viendront avec nous où nous voudrons aller. À vous maintenant de prendre un parti et de vous satisfaire par ce moyen ou de le laisser. — »

Les deux jeunes gens qui brûlaient outre mesure, entendant qu’ils obtiendraient leurs jeunes maîtresses, ne se fatiguèrent pas trop à délibérer, mais dirent que si ce résultat devait s’ensuivre, ils étaient prêts à faire ainsi. Restagnone ayant obtenu cette réponse des jeunes gens se rencontra avec la Ninetta, auprès de laquelle il ne pouvait s’introduire sans grandes difficultés, et après être demeuré quelque temps avec elle, il lui exposa ce qu’il avait dit aux jeunes gens, et s’efforça par de nombreux raisonnements de la rendre favorable à cette entreprise. Mais cela lui fut peu malaisé, pour ce qu’elle désirait encore plus que lui de le voir sans entraves ; pour quoi elle lui répondit sans hésiter que cela lui plaisait et que ses sœurs, surtout en cette occasion, feraient ce qu’elle voudrait, et elle l’engagea à préparer le plus tôt possible tout ce qui était nécessaire à l’accomplissement de ce projet. Restagnone étant retourné vers les deux jeunes gens qui le poussaient vivement à faire ce dont il leur avait parlé, leur dit que, pour ce qui concernait leurs dames, la besogne était en bonne voie. Alors, ayant résolu entre eux d’aller en Crète, ils vendirent quelques domaines qu’ils possédaient, sous prétexte d’avoir des deniers comptants pour faire le commerce, et ayant fait argent de tous les autres biens, ils achetèrent un navire léger, l’armèrent en secret d’une façon complète et attendirent l’heure du départ. De son côté, la Ninetta qui connaissait très bien le désir de ses sœurs, les disposa si bien à l’aventure par de douces paroles, qu’elles ne croyaient jamais pouvoir vivre jusque-là. Pour quoi, la nuit étant venue où l’on devait monter sur le navire, les trois sœurs ayant ouvert un grand coffre appartenant à leur père, y prirent une très grande quantité d’argent et de bijoux, et toutes trois étant sorties sans bruit de la maison, suivant l’ordre convenu,