Page:Boccace - Décaméron.djvu/315

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barque et se mit à pleurer. Ce que voyant la bonne femme, elle en eut pitié et, à force de la prier, elle réussit à l’emmener dans sa cahutte, et là, elle fit si bien par ses caresses, que la jeune fille lui dit comment elle était arrivée en ce lieu. Sur quoi, la bonne femme, comprenant qu’elle était encore à jeun, lui apporta son pain dur, de l’eau et quelques poissons, et la pria tellement qu’elle en mangea un peu. Après avoir mangé, la Costanza demanda qui était la bonne femme qui parlait ainsi latin ; à quoi celle-ci dit qu’elle était de Trapani et qu’elle avait nom Carapresa, et qu’elle était la servante de quelques pêcheurs chrétiens.

« La jeune fille, en entendant parler Carapresa, bien qu’elle fût très désolée, et ne sachant ce qui la poussait en cela, augura bien en entendant ce nom et se mit à espérer sans savoir quoi, et à se relâcher un peu de son désir de mourir ; et sans faire connaître qui elle était ni d’où, elle pria la bonne femme d’avoir pitié de sa jeunesse pour l’amour de Dieu, et de lui donner quelque conseil afin d’éviter qu’on lui fît injure. Carapresa, en l’entendant, comme une bonne femme qu’elle était, la laissa dans sa cabane, et, après avoir promptement relevé ses filets, revint la prendre et, l’ayant enveloppée des pieds à la tête dans son manteau, elle la mena avec elle à Suse, et là, elle lui dit : « — Costanza, je te mènerai chez une très bonne dame sarrazine, à laquelle je rends quelques services pour ses besoins ; c’est une dame âgée et compatissante ; je te recommanderai à elle du mieux que je pourrai, et je suis certaine qu’elle t’accueillera volontiers et te traitera comme sa fille ; quant à toi, tu feras tout ton possible, restant avec elle, pour la servir et pour gagner sa faveur, jusqu’à ce que Dieu t’envoie une meilleure fortune. — » Et elle fit comme elle avait dit.

« La dame, vers qui la vieille était allée, après l’avoir écoutée, regarda la jeune fille, et se mit à pleurer ; puis, l’ayant attirée à elle, elle la baisa au front et l’emmena par la main dans sa maison, où elle habitait sans homme avec quelques autres femmes, qui toutes s’occupaient à travailler de leurs mains à divers ouvrages de soie, de palmier ou de cuir. En peu de jours, la jeune fille en eut appris quelques-uns et se mit à travailler avec elles, et elle gagna tellement les bonnes grâces de la dame et des autres que ce fut chose merveilleuse ; en peu de temps aussi, grâce à leurs leçons, elle apprit leur langue.

« La jeune fille demeurant donc à Suse, et étant déjà pleurée comme perdue et comme morte chez elle, il advint que, le roi de Tunis étant un prince nommé Mariabdela, un jeune homme de haute naissance et de grand pouvoir, qui habitait Grenade et qui prétendait que le royaume de Tunis