Page:Boccace - Décaméron.djvu/321

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonhomme répondit : « — Il n’y en a point d’assez proche pour que tu puisses y arriver de jour. — » Alors la jeune fille dit : « — Vous plairait-il, puisque je ne puis aller ailleurs, de me recevoir ici cette nuit pour l’amour de Dieu. — » Le bonhomme répondit : « — Jeune fille, il nous plaît que tu restes ce soir avec nous ; toutefois nous te rappellerons que par ces contrées, de nuit et de jour, de mauvaises troupes d’amis et d’ennemis vont et viennent, lesquelles très souvent nous causent grand déplaisir et grand dommage ; et si, par malheur, pendant que tu y seras, il venait une de ces bandes et qu’elle te vît, belle et jeune comme tu es, elle te ferait déplaisir et vergogne, et nous ne pourrions te secourir. Nous avons voulu te le dire, afin que, si cela arrive, tu ne puisses nous le reprocher. — » La jeune fille, voyant l’heure avancée, bien que les paroles du vieillard l’eussent fort effrayée, dit : « — S’il plaît à Dieu, il nous gardera vous et moi de cet ennui ; mais s’il m’en arrive comme vous dites, c’est un moindre mal d’être malmenée par les hommes que d’être dévorée dans les bois par les bêtes féroces. — » Ayant dit ainsi, elle descendit de cheval et entra dans la cabane du pauvre homme, et là elle soupa avec eux du peu qu’ils avaient ; puis, tout habillée, elle se jeta avec eux sur un petit lit pour dormir, mais elle ne le put, car elle ne cessa toute la nuit de soupirer, de se lamenter sur sa mésaventure et sur celle de Pietro, au sujet duquel elle ne savait si elle devait espérer autre chose que mal.

» Le matin étant déjà proche, elle entendit un grand tumulte de gens qui venaient ; pour quoi, s’étant levée, elle s’en alla dans une grande cour qui était derrière la petite cabane, et voyant dans un des coins un gros tas de foin, elle s’y cacha, afin que, si ces gens s’arrêtaient là, ils ne la trouvassent pas tout d’abord. À peine avait-elle achevé de se cacher que ceux-ci, qui formaient une nombreuse bande de malandrins, arrivèrent à la porte de la petite cabane et se la firent ouvrir. Y étant entrés et voyant le cheval de la jeune fille qui avait encore sa selle, ils demandèrent qui était là. Le bonhomme, n’apercevant pas la jeune fille, répondit : « — Il n’y a personne autre que nous ; mais ce cheval, quel que soit celui des mains de qui il s’est échappé, est venu ici hier soir et nous l’avons fait entrer pour que les loups ne le mangent pas. — » « — Or donc, — dit le chef de bande, — il sera bon pour nous, puisqu’il n’a pas d’autre maître. — » Ayant donc envahi la cabane, une partie d’entre eux s’en alla dans la cour, et comme ils déposaient leurs lances et leurs écus de bois, il arriva que l’un d’eux, ne sachant que faire, enfonça sa lance dans le foin et peu s’en fallut qu’il ne tuât la jeune fille, qui était cachée, ou ne la forçat à se