Page:Boccace - Décaméron.djvu/380

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nez, comme si une insupportable puanteur lui fût venue de tous ceux qu’elle voyait ou qu’elle rencontrait.

« Or — pour laisser de côté ses nombreuses autres manies déplaisantes ou fâcheuses — il advint qu’un jour, étant de retour en sa maison où se trouvait Fresco, elle alla s’asseoir auprès de lui, avec un air plein d’affectation et soufflant comme si elle était en colère. Sur quoi Fresco l’interrogeant, lui dit : « — Ciesca, que veut dire ceci ? aujourd’hui, qui est jour de fête, tu es revenue bien vite à la maison ! — » À quoi, d’un ton pincé, elle répondit : « — C’est vrai ; je m’en suis revenue vite, pour ce que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu sur terre autant d’hommes et de femmes si déplaisants ni si ennuyeux qu’aujourd’hui ; il n’en passe pas un dans la rue qui ne me déplaise comme la male aventure ; et je ne crois pas qu’il y ait au monde une femme plus ennuyée que moi de voir tous ces visages déplaisants, et c’est pour ne point les voir que je suis revenue si vite à la maison. — » Fresco, à qui les manières fastidieuses de sa nièce déplaisaient souverainement, dit : » — Ma fille, si les visages déplaisants t’agacent autant que tu le dis, ne te regarde jamais dans un miroir, si tu veux vivre tranquille. — » Mais elle, plus vide qu’une canne, et qui croyait égaler Salomon en sagesse, n’entendit pas autrement le bon mot de Fresco qu’un mouton ne l’aurait entendu. Au contraire, elle dit qu’elle voulait se regarder comme les autres femmes, et resta ainsi enfoncée dans sa grossièreté d’esprit, et y est encore. — »



NOUVELLE IX


Guido Cavalcanti injurie en termes polis certains chevaliers florentins qui l’avaient surpris.


La reine voyant qu’Émilia s’était libérée de sa nouvelle, et qu’excepté celui qui avait pour privilège de parler le dernier, il ne restait plus qu’elle à conter, commença ainsi : « — Bien que, charmantes dames, vous m’ayiez aujourd’hui pris au moins deux nouvelles sur lesquelles je pensais vous en dire une, il m’en reste cependant une troisième à raconter, dont la conclusion contient un tel bon mot que peut-être il n’en a jamais été dit un de tant de sens.

« Vous saurez donc qu’autrefois existaient dans notre cité plusieurs belles et louables coutumes dont il ne reste plus aujourd’hui une seule, grâce à l’avarice qui, en même temps que les richesses, s’y est développée outre mesure et