Page:Boccace - Décaméron.djvu/382

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de notre société ; mais quand tu auras trouvé que Dieu n’existe pas, qu’auras-tu fait ? — » Guido, se voyant le chemin fermé par eux, dit soudain : « — Seigneurs, vous êtes chez vous, et vous me pouvez dire ce qu’il vous plaît. — » Et ayant posé la main sur une des tombes qui était fort large, il sauta légèrement par-dessus et retomba de l’autre côté ; sur quoi, délivré de ces importuns, il s’en alla.

« Ceux-ci restèrent tous à se regarder l’un l’autre, et se mirent à dire que Guido avait perdu l’esprit et que ce qu’il avait répondu ne voulait rien dire, attendu qu’ils n’avaient pas plus de droits sur l’endroit où ils étaient que tous les autres citadins, et Guido pas plus qu’aucun d’eux. Mais messer Betto s’étant tourné vers eux, dit : « — Ceux qui ont perdu l’esprit, c’est vous, puisque vous n’avez pas compris. Il nous a honnêtement, et en peu de mots, dit la plus grande injure du monde ; car, si vous y réfléchissez bien, ces tombes sont les demeures des morts, puisque c’est là qu’on dépose et que demeurent les morts. En disant que nous y sommes chez nous, il a voulu nous montrer que nous, ainsi que les autres hommes grossiers et illettrés, sommes, en comparaison de lui et des hommes de science, pires que des morts ; et pour ce, cela étant vrai, nous sommes ici chez nous. — » Alors chacun comprit ce que Guido avait voulu dire, et en eut vergogne. Ils ne lui cherchèrent plus jamais noise, et tinrent à partir de ce moment messer Betto pour un cavalier subtil et avisé. — ».



NOUVELLE X


Frère Cipolla promet à des paysans de leur montrer la plume de l’ange Gabriel. Trouvant à la place de celle-ci des charbons, il leur dit que ce sont les charbons qui avaient fait griller saint Laurent.


Chacun ayant débité sa nouvelle, Dioneo comprit que c’était à lui à dire la sienne. Pour quoi, sans attendre un ordre solennel, il imposa silence à ceux qui louaient fort le mot piquant de Guido, et commença : « Charmantes dames bien que j’aie pour privilège de dire ce qui me plaît le plus, j’entends pour aujourd’hui ne pas m’écarter du sujet sur lequel vous avez toutes très sagement parlé. Mais, suivant vos traces, je veux vous montrer avec quelle prudence et par quelle répartie soudaine un moine de san Antonio sortit de l’embarras que deux jeunes gens lui avaient pré-