Page:Boccace - Décaméron.djvu/410

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ne firent en rien démordre Tofano de sa sotte résolution ; pour quoi, la dame dit : « — Or ça, je ne puis supporter plus longtemps ce traitement de ta part ; Dieu te pardonne ; tu feras prendre ma quenouille que je laisse ici. — » Et cela dit, comme la nuit était tellement obscure qu’à peine on eût pu se voir dans la rue, la dame alla vers le puits, prit une grosse pierre qui était à côté, et criant : Dieu te pardonne ! elle la laissa tomber dans le puits.

« La pierre, en entrant dans l’eau, fit un grand bruit ; ce qu’entendant Tofano, il crut qu’elle s’était réellement jetée dans le puits ; pour quoi, ayant pris le seau et la corde, il sortit précipitamment de la maison pour aller à son secours, et courut au puits. La dame, qui s’était cachée tout contre la porte de la maison, dès qu’elle vit son mari courir vers le puits, rentra vivement et se fermant en dedans, elle alla à la fenêtre et se mit à dire : « — Il faut mettre de l’eau dans son vin quand on le boit, mais non après, et surtout la nuit. — » Tofano, l’entendant, comprit qu’il était joué, il revint vers la porte, mais ne pouvant entrer, il se mit à dire à sa femme de lui ouvrir. Mais elle, après l’avoir laissé un instant se morfondre, comme il l’avait fait pour elle, se mit à lui crier : « — À la croix de Dieu, fastidieux ivrogne, tu n’entreras point cette nuit ; je ne puis plus supporter ta conduite ; il faut que je montre à tous qui tu es, et à quelle heure de la nuit tu rentres à la maison. — » De son côté, Tofano, irrité, se mit à lui dire des injures et à crier ; sur quoi, les voisins, entendant tout ce bruit, se levèrent et tous, hommes et femmes, se mirent aux fenêtres et demandèrent ce qu’il y avait. La dame se mit à dire en pleurant : « — C’est ce malheureux homme qui me revient ivre le soir à la maison, et qui, après s’être endormi dans les tavernes, rentre ensuite à une heure pareille. Je l’ai longtemps supporté, bien que cela ne me plût pas, mais ne pouvant plus le souffrir, j’ai voulu lui faire cette honte de le fermer dehors pour voir s’il se corrigera. — » D’un autre côté, cette brute de Tofano disait comment la chose s’était passée et proférait de grosses menaces. La dame disait à ses voisins : « — Or, voyez quel homme c’est ! que diriez-vous si j’étais dans la rue, comme il y est, et qu’il fût dans la maison, comme j’y suis ? Sur ma foi en Dieu, je ne puis croire que vous pensiez qu’il dise la vérité. À cela, vous pouvez bien juger de son état. Il dit précisément que j’ai fait ce que je crois qu’il a fait lui-même. Il a cru m’effrayer en feignant de se jeter dans je ne sais plus quel puits ; mais plût à Dieu qu’il s’y fût vraiment jeté et qu’il s’y fût noyé ; il aurait ainsi mis un peu d’eau dans le vin qu’il a bu en trop grande quantité. — »

« Les voisins, hommes et femmes, se mirent tous à blâ-