Page:Boccace - Décaméron.djvu/433

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posée, et que les hommes ne sont pas tous également sots en ce monde.

« Dans Argos, très ancienne cité d’Achaïe que ses anciens rois ont rendue plus fameuse que grande, fut jadis un noble homme appelé Nicostrate, et à qui, déjà voisin de la vieillesse, la fortune donna pour femme une grande dame non moins ardente que belle, dont le nom était Lidia. Notre homme, étant noble et riche, entretenait un nombreux domestique, des chiens et des oiseaux, et prenait un grandissime plaisir à chasser. Il avait, parmi ses autres familiers, un jeune homme bien fait, élégant et beau de sa personne, adroit à tout ce qu’il entreprenait, nommé Pirrus. Nicostrate l’aimait par-dessus tout, et avait en lui la plus entière confiance. Lidia s’en énamoura fortement, à tel point que, ni de jour ni de nuit, elle ne pouvait penser à autre chose. Mais de cet amour, soit qu’il ne s’en fût point aperçu ou qu’il n’en voulût pas, Pirrus ne paraissait se préoccuper, de quoi la dame portait en son cœur un intolérable ennui. Résolue à lui dévoiler toute son ardeur, elle fit venir près d’elle une sienne camériste nommée Lusca, en qui elle avait grande confiance, et elle lui parla ainsi : « — Lusca, les bienfaits que tu as reçus de moi doivent te rendre obéissante et fidèle ; pour ce, garde-toi de faire jamais connaître à personne ce que je vais te dire présentement, sinon à celui à qui je t’ordonnerai de le dire. Comme tu vois, Lusca, je suis dame, jeune et fraîche, et abondamment pourvu de tout ce qu’une femme peut désirer ; bref, hors une chose, je ne puis me plaindre, et cette chose c’est que les années de mon mari sont trop nombreuses si on les mesure aux miennes ; pour quoi, je vis dans la privation de ce que les femmes ont le plus de plaisir à avoir. Cependant, comme je désire cette chose autant que les autres femmes, j’ai depuis longtemps résolu, puisque la fortune m’a été si peu amie de me donner un mari si vieux, de ne pas être assez ennemie de moi-même pour ne pas trouver un moyen de satisfaire mes plaisirs et de me soulager. Pour avoir ces plaisirs aussi complets en cela qu’en toute autre chose, j’ai pris un parti, à savoir que notre Pirrus, comme plus digne de cela que quiconque, y supplée par ses embrassements, et je lui ai voué un tel amour, que je n’éprouve de plaisir qu’en le voyant ou qu’en pensant à lui ; bref, si je n’ai pas sans retard un rendez-vous avec lui, pour sûr je crois que je mourrai. Pour quoi, si ma vie t’est chère, tu lui dévoileras mon amour de la façon qui te paraîtra la meilleure, et tu le prieras de ma part qu’il consente à venir me trouver quand tu iras le chercher. — »

« La camériste dit qu’elle le ferait volontiers ; et ayant